La raison de plus fort est toujours la meilleure…
Plutôt souffrit que mourir…
On a souvent besoin d’un plus petit que soi…
Deux sûretés valent mieux qu’une…
Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras…
Aide toi, le ciel t’aidera…
Rien ne sert de courir il faut partir à point…
On pourrait poursuivre encore un certain temps l’énoncée de ces expressions qui sont entrés dans le domaine des proverbes populaires anonymes qui, à l’origine, ne le sont pas, mais sortent tout simplement et en pleine vie des fables de Jean de La Fontaine.
Leur première édition date du mois de mars 1668…
Succès immédiat.
Plus, même, qu’un succès… un triomphe.
L’auteur n’était plus, comme on dit, un perdreau de l’année… il avait quarante-sept ans. Or au XVIIe siècle la moyenne de vie était de cinquante-cinq ans. Un tiers de la population mourait avant sa première année, un tiers avant vingt ans, et le dernier tiers, entre vingt et quatre-vingt-dix, était on ne peut plus variable, voire facultatif à partir de la cinquantaine.
L’homme actuel, en comparaison, peut espérer vivre au-delà de soixante-quinze ans et la femme au-delà de quatre-vingt… La médecine et l’hygiène ont, depuis le XVIIe siècle, fait certains progrès… Vingt années de plus au calendrier. Ce n’est pas toujours très utile, mais ça rassure.
À cet âge l’auteur de ce raz-de-marée poétique n’est pas un inconnu. Sa notoriété s’est établie dès 1665 avec la publication de ses premiers contes en vers. Pas de descriptions graveleuses, mais un libertinage très libre assumé dans la gaîté. Pour en donner une idée, je dirais que leur état d’esprit est en totale opposition avec celui des écrits de Sade au siècle suivant.
Scandale.
Une atteinte à la morale et à la décence qui a heurté le roi et l’Église, dominés par les dogmes religieux. Aujourd’hui, étant donné ce qu’on peut voir sur n’importe quel écran, ces textes auraient sans doute leur place dans les collections de contes naïfs pour jeunes filles prépubères.
Le pèlerin, qui le tout observoit,
Va voir la dame; avec elle se donne
Tout le bon temps qu’on a, comme je crois
Lorsqu’Amour étant de la partie
Entre deux draps on tient femme jolie;
Femme jolie qui n’est point à soi.
On pourrait d’ailleurs en profiter pour écrire toute une histoire sur l’évolution des jeunes filles, prépubères ou non, mais ça nous entraînerait trop loin et en dehors du sujet…
L’histoire de l’artiste La Fontaine, elle, a commencé beaucoup plus tôt. Il a été baptisé le 8 juillet 1621, sans doute le jour ou le lendemain de sa naissance, l’usage était fréquent, à Château-Thierry en l’église de Saint-Crépin-horsles-murs. Son père, Charles de La Fontaine, maître des Eaux et Forêts bientôt capitaine des chasse, avait épousé le 13 janvier 1617, à vingt-trois ans, une dame Françoise Pidoux, âgée de trente-cinq ans, donc son aînée de douze années, veuve d’un marchand de Coulommiers. En achetant sa charge, Charles devenait officier du roi. Belle situation. Les fonds sonnants de sa femme avaient été nécessaires. Elle lui apportait une dot de 30.000 livres, dont 20.000, payées comptant, et ce n’était qu’une avance sur les biens d’une épouse qui conservait ses droits sur ses futurs héritages et partages… C’est ainsi qu’elle héritera 12.000 livres de sa mère en 1622 et 2.465 livres en provenant des possessions d’un de ses frères.
Si je m’étends un peu sur ces chiffres, ce n’est pas pour le plaisir de compter les pièces d’or, mais pour donner une idée du milieu dans lequel est né l’enfant baptisé Jean, qui sera suivi d’un frère, Claude, en 1623. On peut parler de riche bourgeoisie. Charles et Françoise prennent possession de la plus belle demeure de la région.
Malgré certaines turbulences familiales, la grande aisance financière protégera constamment la jeunesse du futur auteur. Aisance et liberté, car contrairement à une forme de tradition dans ce milieu comme dans l’aristocratie, l’enfant ne sera pas pensionnaire chez les jésuites ou les oratoriens, mais élève au collège de Château Thierry dont les professeurs, appelés maîtres de campagne, étaient recrutés dans la ville. Incomplet sans doute, leur enseignement, mais entièrement en latin ce qui explique sa parfaite maîtrise de cette langue.
C’est là, dès les petites classes, qu’il découvrira les fables d’Ésope en traduction latine du grec, genre, alors, uniquement destiné aux enfants et considéré artistiquement inexistant par les adultes. C’est là aussi qu’il fait la connaissance de François Maucroix qui restera, fait rare, son meilleur ami jusqu’à sa mort.
Sa vie d’écolier se partage entre le collège et la compagnie des autres gosses à travers les champs tous proches, sans compter les tournées d’inspection paternelles de village en village et de campagne en campagne auxquelles il a dû participer quelques fois.
L’innocente beauté des jardins et des jours
Allait faire à jamais le charme de ma vie…
Il lit.
Beaucoup.
En toute liberté.
Textes populaires ou recherchés. Livres auxquels il n’aurait jamais eu accès s’il avait été pensionnaire. Notamment l’Astrée d’Honoré d’Urfé, l’un des premiers best-sellers de la littérature française, auquel il reviendra continuellement. Il s’emplit de romanesque amoureux.
En 1637 c’est le départ pour Paris où il se retrouve avec Maucroix et Antoine Furetière son autre ami de longue date.
Les trois sont “monté à la capitale” pour faire leur droit à la Sorbonne. Il semble qu’il aient surtout mené une vie sans contrainte. Ça s’appelle faire la foire… une foire qui dure, dure, dure… 1638, 39, 40…
Mais le 4 avril 1641, Jean tourne brusquement le dos à cette existence estudiantine et entre au sein d’une congrégation religieuse sévère, l’Oratoire.
Vocation ? Ferveur ?
Oui.
Son frère l’y rejoint.
Mais…
Lever, quatre heures du matin, prosternation, prière, méditation, messe, offices, cantiques, repas frugaux en silence, coucher de bonne heure…
C’est beaucoup, c’est beaucoup trop.
Il a découvert l’écriture, le besoin d’écrire, et l’année suivante il retourne à la vie civile. Il restera pourtant toujours un homme à deux facettes, une foi préservée, souvent insoupçonnable, se mariant pour lui sans difficulté avec les plaisirs du monde, de l’oisiveté, des femmes et du jeu. Car il adorera les femmes et jouera toute sa vie.
Je suis chose légère et vole à tout sujet;
Je vais de fleur en fleur et d’objet en objet.
Il veut écrire ? Il veut rimer ?… Alors, dès la sortie de l’Oratoire, il décide sur les conseils d’un parent de se mettre au travail, de combler ses lacunes et d’étudier les Anciens. Jean se plonge dans la décortication des Virgile, Térence et Horace entre autres…
Il vise haut.
La poésie héroïque. Le seul genre noble qui lui semble ouvrir les portes de la reconnaissance universelle.
Il appartient désormais à un groupe d’amis qui se réunit au cabaret “La Table Ronde”. Maucroix en est. Cassandre aussi. Et Furetière. Et Charpentier. Et Pellisson… Et Mainard qui, plus âgé, est un peu le directeur artistique de l’ensemble, avant que Pellisson lui succède…
Le rire n’y est pas seul de mise. Lectures, discussions, débats, idées politiques, les sujets se bousculent.
En 1654, au mois d’août, il publie une comédie qui en mêle deux, “L’Eunnuque” et “Les Adelphes” tirées de l’auteur comique latin Térence, Carthaginois né en 185 avant Jésus Christ et mort en 159.
Pourquoi une comédie, lui qui cherche le très sérieux officiel ?
Parce qu’il aime passionnément le théâtre. Parce que la comédie est à la mode, et qu’ il y voit le moyen de se hisser en haut de l’affiche. Il veut le succès et la célébrité.
Sa pièce s’intitule “L’Eunuque”.
L’échec est total.
Certains même ont dit qu’elle avait été sifflée, à moins qu’elle n’ait même pas été jouée, ce qui est possible. On ne possède aucun réel témoignage de cet avatar.
Effondrement, découragement de l’auteur.
Il ne publiera plus rien, ou presque rien, au cours des dix années suivantes. Il ne sait plus où il en est. Le doute l’a envahi au point qu’il pense arrêter d’écrire.
C’est bizarre, pour moi, un artiste qui s’effondre au premier échec. Bizarre et absurde. Quand on décide de se consacrer à un art, on doit savoir, à moins d’être inconscient, qu’on s’engage dans le domaine de l’improbable, de l’impalpable, de l’inconnu. Deux plus deux y font parfois trois, parfois cinq, jamais ou rarement quatre.
C’est ainsi depuis toujours. On attend un triomphe, on reçoit une défaite, on n’attend rien et une fois sur mille, par miracle, on reçoit tout.
Cette idée, bien sûr, est toute personnelle… mais elle me semble d’une telle évidence…
Le sieur Jean de La Fontaine n’encaisse pas le coup, il tombe.
Inconscience.
Quelques années auparavant, le 10 novembre 1647 exactement, il s’est marié avec une Marie Héricart de quatorze ans et demi. Il en avait vingt-six. Mariage arrangé par les familles pour le mieux des intérêts de chacun, comme c’était la coutume. Un oncle, Jacques Jannard, est à la basse de l’arrangement et tiendra une place importante dans l’existence du futur fabuliste. Marie a du bien. Entre ce qu’apporte le côté La Fontaine, notamment un titre de maître des eaux et forêts, et le côté Héricard, le jeune couple est plus que largement protégé financièrement.
Il n’empêche qu’en quelques mois l’union s’avère être une erreur.
Va-et-vient entre province et capitale.
1648. C’est le début de la Fronde et de la guerre civile en France.
Jean de La Fontaine ne s’en mêle pas. Entre 49 et 51, officiellement “avocat en la cour du parlement , demeurant à Château-Thierry”, il s’occupe des intérêts de sa femme et des siens. Suite d’héritages et partages. De l’argent disparaît sans laisser de trace… Les femmes et le jeu… Il a repris sa vie de jeune homme.
Sans le moindre penchant pour ce métier il assumera officiellement tant bien que mal, à partir du 20 mars 1652, la fonction de maître des eaux et forêts, à laquelle s’ajoutera bientôt celle de maître triennal des eaux et forêts, pendant plus de vingt ans.
La Fronde s’achevant en 52, Jean reprend ses aller-retour Château-ThierryParis, Paris-Château-Thierry et commence à dilapider l’argent familial.
Son mariage est catastrophique, mais le couple vit sous le même toit… et un fils naît en octobre 53, Claude, baptisé à Saint-Crépin, ce qui prouve que malgré tout, de temps en temps… Mais le père n’y attache aucune importance et ne change pas son mode d’existence. C’est son propre père qui le remplace dans ses fonctions quand il évolue dans les sphères parisiennes.
Quel est, réellement, le caractère de cet adulte de trente-deux ans ?
Il se révèle maladroit dans les affaires, bradant pour ne pas s’encombrer de difficultés. Indifférent à peu près à tout ce qui fait le quotidien de la plupart des hommes.
Distrait, rêveur, paresseux, nonchalant, se laissant guider par l’envie du moment et le plaisir. Épicurien, jouisseur, léger, immoral.
Et indépendant.
Quand je dis indépendant je veux dire d’un esprit “complètement” indépendant.
En dehors de tout événement, de toute pensée courante, il suivra son propre chemin.
Et on lui pardonnera tous ses écarts, tous ses manquements, toutes ses attitudes “impardonnables” parce que chacun le considère comme un habitant d’une autre planète… un délicieux, un charmant, un distrait magnifique, un touchant irresponsable.
Et un personnage dont l’intelligence, la culture, la gaîté peuvent enchanter les soirées privées ou mondaines.
Ainsi le décrit la légende.
Je ne peux pas m’empêcher de rire en pensant à cette réputation qui, évidemment, était due à sa personnalité profonde, mais tout autant à un ébouriffant calcul machiavélique de gamin turbulent qui lui permettait de faire ce qui lui plaisait en toute impunité. Il lui suffisait de jouer la comédie de l’inadaptation à la vie en société ou aux réalités quotidiennes. Intelligent comme il l’était il n’a pas du s’en priver.
Et, intérieurement, il a dû en rire souvent.
On rapporte ces propos d’amis proches parlant de lui… “Il dit peu en conversation, juge de tout ce que les autres disent et en fait son profit.” Ça éclaire l’homme et l’artiste. Ou encore qu’il est “… mélancolique et de bon sens.”
Il serait en effet absurde et faux de le considérer comme un fainéant exemplaire, un parfait je-m’en-foutiste et un pantin mondain superficiel.
Il est tout sauf ça.
J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, en fait tout: il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’aux sombres plaisir d’un cœur mélancolique
Ce dernier vers pourrait être de Lamartine, non ?
Tous ceux qui l’ont connu témoignent de cette mélancolie qui sera sienne jusqu’à son dernier souffle.
Ses manières d’être et sa réputation cachent une profondeur de sentiment, une sincérité, un humanisme et un souci constant de perfection artistique.
Paul Valéry écrit d’ailleurs à son sujet…
”Il court sur La Fontaine une rumeur de paresse et de rêverie, un murmure ordinaire d’absence et de distraction perpétuelle…
Prenons garde que la nonchalance, ici, est savante ; la mollesse, étudiée ; la facilité, le comble de l’art. Quant à la naïveté, elle est nécessairement hors de cause : l’art et la pureté si soutenue excluent à mon regard toute paresse et toute bonhomie.”
Valéry a tout compris du bonhomme.
Jean, entre deux Paris, continue d’exercer sa fonction à Château-Thierry. Ses tournées campagnardes le mènent de paysages en paysage…
… s’égarer dans un bois,
Se coucher sur des fleurs, respirer leur haleine,
Écouter en rêvant le bruit d’une fontaine,
Ou celui d’un ruisseau roulant sur des cailloux…
Mais son existence n’est pas celle d’un pur esprit bucolique, loin de là. Il a besoin d’argent.
Il en aura constamment besoin.
Il vend la majeure partie de ses biens immobiliers à l’oncle Jannard, fait un peu n’importe quoi, emprunte, vend deux fois la même rente…
Jean et Marie s’installent dans leur propre demeure, la Trinité, ou Marie reçoit et ouvre un salon littéraire. Chacun vit sa propre existence. Chacun sait ce que vit l’autre. Maîtresses, amants, c’est l’entente cordiale.
À Paris où, parallèlement, il a aussi élu domicile, il ne quitte pas ses amis. Ceux-ci sont proches de Fouquet autour de qui évolue et parade une cour brillante. L’homme pratique le mécénat et les dons financiers. Jannard, substitut du mécène, présente La Fontaine en 1657. Il est agréablement accueilli et, remarqué par Madame de Sévigné puis par Mademoiselle de Scudéry, bientôt chez lui dans cette cour.
En 1658 meurt Charles de La Fontaine.
La même année Jean offre un poème dans le genre héroïque imité d’Ovide, “Adonis”, à Nicolas Fouquet.
Cependant aujourd’hui ma voix veut s’élever :
Dans un plus noble champ, je me veux éprouver ;
D’ornements précieux ma muse s’est parée ;
J’entreprends de chanter l’amant de Cythérée,
Adonis, dont la vie eut des charmes si courts.
S’il n’avait écrit que des vers de ce genre, on n’en parlerait plus depuis longtemps. C’est l’expression d’un versificateur parmi d’autres. On est loin de la simplicité magnifique des fables. Durant toute son existence, il entassera les poèmes, présentations, textes de circonstance et flagornerie. Il n’était pas le seul. Tous les artistes, dépendant d’un seigneur ou d’un puissant, pratiquaient le lèche-bottes blues cher à Eddy Mitchell. Corneille, Racine, Molière entre autres. Il y a donc une flopée de vers signés La Fontaine que je passerai sous silence. Cette chronique est totalement de parti-pris.
En 1660, au Carnaval de Château-Thierry, il fait jouer un ballet, “Le Rieur du Beau-Richard”, par quelques connaissances de la région. Parenthèse provinciale…
cependant, déjà, on s’approche des futurs contes.
Ce logis m’est hypothéqué ;
L’homme me doit, la femme est belle,
Nous ferions bien quelque marché,
Non avec lui, mais avec elle.
Nicolas Fouquet était né en 1615 dans la capitale. Après avoir été procureur général au parlement de Paris en 50, il était devenu surintendant général des finances en 53 et faisait construire sur le fief de Vaux-le-Vicomte acheté en 1641, un château dont il voulait faire un second Versailles par son élégance et sa valeur artistique. Ce château sera conçu et réalisé comme un ensemble homogène et entier par l’architecte Louis le Vau, le peintre et décorateur Charles le Brun ainsi qu’ André le Notre pour le dessin des jardins, les trois en étroite collaboration. C’était un concept nouveau.
Le temps passé à la cour de Fouquet, Saint-Mandé avant Vaux-le-Vicomte, est d’une extrême importance pour l’évolution poétique de Jean de La Fontaine. Poétique et artistique en général. C’est en effet au sein de cette cour qu’il réalise que la “grande poésie” n’est pas la seule, mais que toutes les formes poétiques peuvent avoir des valeurs égales ; que son écriture doit plaire à tout le monde ; qu’il faut en bannir toute afféterie ; qu’il doit “versifier comme on parle”; que le conteur peut lui-même se mettre en scène s’il en éprouve le besoin. Pensionné par Fouquet pour mettre en valeur les gens et les chefs d’œuvre de sa cour, il s’oriente vers la poésie galante et mondaine, rédigeant des descriptions, des portraits brefs, légers, souriants, qu’il corrige en fonction des remarques, des conseils, des reproches, jusqu’à ce qu’il obtienne l’approbation générale. Il comprend la force de la rapidité, du mouvement, de la mise place des protagonistes et des dialogues. La construction précise, au rasoir, de ces descriptions et portraits doit capter l’interêt dès les premiers mots. Il ne sera jamais un poète isolé dans sa tour d’ivoire, mais un artiste qui veut plaire à tout un chacun et fait ce qu’il faut pour y parvenir. L’écriture des fables devra beaucoup à cette période.
Encouragé par le mécène il composera “Le Songe de Vaux”, un long poème à la gloire du château, on pourrait dire un “chant”, qu’il ne terminera jamais étant donnée la suite de l’histoire.
Le 17 août 1661 Nicolas Fouquet accueille le roi et sa cour. La réception est éblouissante. Visite, souper dirigé par Vatel, théâtre mené par molière, feux d’artifice.
Louis XIV, jaloux et poussé par son contrôleur général des finances Jean-Baptiste Colbert qui déteste Fouquet, le fait arrêter. C’est tout un complot effroyablement monté pour détruire le surintendant, qui n’était bien sûr pas un saint, mais pas non plus l’ordure qu’on clouait au pilori. Tous ses biens seront confisqués, sa famille exilée, quant à lui, condamné au bannissement perpétuel, il mourra en 1680 entre les murs de la prison de Pignerol, en Italie, dans la province de Turin.
Pour Jean comme pour ceux qui étaient attachés à Fouquet le coup est rude.
Leur univers s’effondre.
Mais personne n’élève la voix, chacun faisant son possible pour se faire oublier, pour ne pas être marqué du sceaux “Ami de Fouquet”. Suivant l’expression consacrée, “les rats quittent le navire”. Tous tentent de se rapprocher de Colbert Or, à la surprise générale en mars 1663, c’est l’amuseur public, le léger, le distrait, qui se fait entendre au milieu du silence. La Fontaine fait paraître trois pages, d’abord manuscrites puis imprimées, dans lesquelles l’auteur demande la clémence du roi pour le surintendant. Celui-ci est désigné sous le nom d’Oronte et les trois pages ne sont pas signées, mais tout le monde reconnaît La Fontaine et Fouquet.
Il est assez puni par son sort rigoureux;
Et c’est être innocent que d’être malheureux.
Peine perdue.
Cependant si la fin des subsides octroyés par Fouquet mettait certains courtisans en position financière difficile, Jean, lui, à les ressources nécessaires à sa tranquillité.
Jannard, avocat de madame Fouquet, très compromis, est exilé. Jean le suit par fidélité. Il écrit à Marie des lettres en partie versifiées qu’il reprendra et qui deviendront sa “Relation d’un Voyage de Paris en Limousin”.
Quand on a passé le pont-levis, on trouve la porte gardée par deux dieux, Mars et Hercule. Je louais l’architecte de les avoir placés en ce poste-là : car puisqu’Apollon servait quelquefois de simple commis aux secrétaires de Son Éminence, Mars et Hercule pouvaient bien lui servir de Suisses. Ils mériteraient que je m’arrêtasse à eux un peu davantage, si cette porte n’avait pas des choses encore plus singulières. Vous vous souviendrez surtout qu’elle est couverte d’un dôme, et qu’il y a une Renommée au sommet : c’est une déesse qui ne se plaît pas d’être enfermée, et qui s’aime mieux en cet endroit que si on lui avait donné pour retraite le plus bel appartement du logis.
Même elle est en posture
Toute prête à prendre l’essor ;
Un pied en l’air, à chaque main un cor,
Légère et déployant ses ailes,
comme allant porter des nouvelles
Des actions de Richelieu,
Cardinal-duc, et demi-dieu :
Telle enfin qu’elle devait être
Pour bien servir un si bon maître ;
Car tout moins elle a de loisir,
Tout plus on lui fait de plaisir.
Cette correspondance dépassait le courrier personnel. Elle était destinée à la lecture publique dans les salons. Les lettres de la marquise de Sévigné restent un superbe exemple de ce genre.
Le 12 novembre Jean est de retour dans sa ville, il a laissé Jannard à Limoges, où se pose un autre problème. Il s’était plusieurs fois donné officiellement le titre d’écuyer, titre de noblesse auquel il n’avait absolument pas droit. Condamné à 2.000 livres d’amende il en appelle, je vous ai dit qu’il était inconscient, à Colbert qui, bien sûr, le connaissant et ne l’aimant pas, ne lui vient pas en aide. Mais le futur fabuliste fait sa soumission. Il lui faut tenter de regagner la protection des gens en place.
La parade arrive bientôt le 14 juillet 1664 , on se croit dans une comédie de boulevard, lorsqu’il est officiellement anobli en devenant l’un des gentilshommes servants de Marguerite de Lorraine, veuve du frère de Louis XIII. Maigre rétribution, mais position reconnue, logement parisien magnifique et ambiance relativement lugubre, dans ce qui est aujourd’hui le palais du Luxembourg.
Et c’est le premier coup de tonnerre.
La Fontaine publie son premier conte, “Joconde”, tiré de l’œuvre d’Arioste, très exactement Lodovico Ariosto, poète italien né en 1474 et mort en 1533 dont le “Roland Furieux” est légendaire. “Joconde” avait déja été traduit, mais de façon linéaire, fidèle à l’original. La Fontaine bouleverse la donne nous en offrant non pas une traduction, mais une adaptation. C’est une interprétation de l’histoire dans laquelle il laisse aller son naturel fait d’humour, d’observation, de vivacité… le La Fontaine des fables est déjà là…
Dites-moi seulement, dorment-ils fort tous deux ?
Oui, reprit-elle, mais entre eux
Il faut que toute nuit je demeure couchée
Et tandis que je suis avec l’un empêchée
L’autre attend sans mot dire et s’endort bien souvent,
Tant que le siège soit vacant
C’est là leur mot. Le gars dit à l’instant :
Je vous irai trouver pendant leur premier somme.
Elle reprit : Ah !gardez-vous en bien ;
Vous seriez un mauvais homme.
Non, non, dit-il, ne craignez rien,
Et laissez ouverte la porte.
La porte ouverte elle laissa ;
Le galant vint, et s’approcha
Des pieds du lit ; puis fit en sorte
Qu’entre les draps il se glissa :
Et Dieu sait comme il se plaça ;
Et de ceci , ni de cela,
Ne se douta le moins du monde,
Ni le roi lombard ni Joconde.
En même temps que “Joconde” sera publié “Le Cocu Battu et Content”. Cette publication fait du bruit. Pour son côté licencieux comme pour la liberté avec laquelle il est adapté. On entre dans domaine de la création.
Le premier recueil des “Contes et Nouvelles en Vers” date de 1665.
Le second, de 1666.
Le troisième, de 1671.
Le quatrième, “Nouveaux Contes”, de 1674 et sera interdit.
En 1685 cinq nouveaux contes seront publiés.
Mais nous n’en sommes pas là.
1665 c’est l’année qui voit s’affirmer l’amitié de Boileau, Racine, Molière et La Fontaine qui, en composant “Joconde” était loin d’imaginer que ce texte ferait tant de bruit.
Comme on dit, le voilà lancé.
Installé dans le libertinage, il ne néglige pas pour autant le religieux… en traduisant, toujours en 65, des vers de “La Cité de Dieu” de Saint Augustin.
Jusque là Jean avait exercé son métier officiel à Château-Thierry. Avec plus ou moins d’attention suivant les moments il faut bien le reconnaître. À partir du mois de mai 1666 on ne trouve plus une seule pièce signée de sa main concernant les eaux et forêts.
Une nouvelle page est tournée.
Et c’est le second coup de tonnerre, mais cette fois-ci avec la foudre sur le Parnasse.
1668.
Au mois de mars paraissent cent vingt-quatre “Fables Choisies et Mises en Vers” dédiées au Dauphin. En un volume. Elles sont groupées en trois “livres”, qui sont les six premiers livres des éditions actuelles. Cette première édition est immédiatement suivie de deux autres, en deux volumes et, en 1669, de trois autres éditions.
Triomphe en forme de vague déferlante.
Ce succès hors normes, qui se poursuit de nos jours, rejette dans l’ombre la difficulté, l’incrédulité, qui ont précédé la première édition. Au départ, il y a le succès des contes à travers lesquels Jean a définitivement mis à jour sa “patte”. Sans eux et leur victoire commerciale se serait-il donné avec autant de foi à ces fables dont le genre était tellement déprécié, tellement réservé aux enfants, aux écoles, qu’on peut sous-entendre qu’il n’existait pas. Vouloir s’engager dans l’univers de la fable c’était, a priori s’engager dans une impasse, entrer dans une nasse, se condamner à une fin avant même qu’il y ait eu un commencement. Boileau affirme d’ailleurs que l’éditeur ne voulait d’abord pas en entendre parler et que c’est son insistance qui l’a fait revenir sur sa décision.
Triomphe, donc.
Pourquoi ?
Parce que, pour les fables, La Fontaine a été touché par l’archange du génie.
Je vais tenter d’expliquer l’explicable.
Rien que l’explicable.
Parce que dans le domaine artistique il y a le manque de talent ; après il y a le talent ; plus haut, le grand talent ; encore plus haut, l’immense talent ; et c’est tout…
Voilà l’explicable… Au-delà du c’est tout il y a autre chose… une fois sur cent mille… autre chose… le génie. Et, le génie, ça ne s’explique pas.
Ça ne s’explique pas.
Ça ne s’explique pas parce que ça dépasse toujours le genre dans lequel il s’exprime.
Vous expliquez le génie de Maurice Ravel ? Bien sûr que non. Vous expliquez sa technique, les nouveautés de sa création, ses évolutions, ses influences, son caractère, sa vie, oui, ça vous l’expliquez. Mais ces éléments, vous pouvez les expliquer à propos de n’importe quel artiste.… n’importe quel bon ou mauvais artiste a sa vie, sa technique, ses influences… et alors ?
Vous expliquez le génie d’Édith Piaf ? Le génie d’Amalia Rodrigues ? Celui de Giuseppe Verdi ? Celui de Victor Hugo ? Celui de Jean Anouilh ?
Le génie c’est ce qui fait que l’œuvre elle-même laisse toute la place à un sentiment, une flamme, un incendie, un cœur, une âme.
Une âme.
Vous expliquez une âme, vous ?
Moi, non.
Donc j’en reste à l’explicable.
Au départ des fables il y a les Anciens. Ésope notamment, qui aurait vécu entre les VIIes et VIes siècles avant Jésus Christ. Esclave bègue et laid, puis affranchi. Il aurait alors beaucoup voyagé. Responsable financier pour Crésus, Ésope dévoilera les fraudes des prêtres d’Apollon qui se vengeront en l’accusant d’avoir volé une coupe en or consacrée au Dieu. Condamné, il sera jeté du haut d’un précipice.
On lui doit un très grand nombre de fables. “De la fourmi et de la cigale” par exemple…
Le texte d’Ésope dit…
La fourmi faisait sécher son froment qui avait contracté quelque humidité pendant l’hiver. La cigale, mourant de faim, lui demanda quelques grains pour subvenir à sa nécessité dans la disette où elle se trouvait. La fourmi lui répondit durement qu’elle devait songer à amasser durant l’été pour avoir de quoi vivre pendant l’hiver. “Je ne suis pas oisive durant l’été, répliqua la cigale, je passe tout le temps à chanter.” “Oh bien, répartit la fourmi, puisque c’est ainsi je vous conseille maintenant de danser; vous méritez bien de mourir de faim.
Il n’est pas question pour moi de porter un jugement sur la qualité poétique de ce texte, je n’ai jamais étudié le grec… j’étais même un effroyable cancre en latin. Mais en revanche il est possible, au vu de cette traduction, de constater la construction et l’état d’esprit de l’ensemble. L’action est “racontée”. Pas de détail. Pas de mouvement. Tout l’ensemble est au premier degré. Aucune prise de position du conteur. On est dans une froide objectivité de situation.
Le texte de La Fontaine, relativement fidèle dans le déroulement de l’action, possède un caractère tout différent…
La cigale ayant chanté
Tout l’été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue :
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.
“Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l’août, foi d’animal,
Intérêt et principal.”
La fourmi n’est pas prêteuse :
C’est là son moindre défaut.
“Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
- Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
- Vous chantiez ? J’en suis fort aise :
Eh bien !dansez maintenant !”
Ici c’est la fourmi qui apparaît en première ligne. En danger de mort. On le sait immédiatement. C’est plus que raconté, c’est vécu. Elle n’a plus rien, elle appelle au secours, elle mendie. Il n’y a pas d’objectivité, le conteur est du côté de la faiblesse, de l’insouciance, de l’oisiveté. Le cœur est à la cigale. La froideur, la hauteur, sont à la fourmi qui répond dans le mépris, l’ironie. Et le fait de terminer sur cette ironie qui, de toute évidence, engendrera la mort est d’une puissance énorme.
L’action est construite dans le mouvement. Situation, personnages, dialogues, sont comme des croquis de procès d’assises réalisés sur place. L’amour de La Fontaine pour le théâtre est évident. Ses fables sont des pièces. C’est une pièce qu’il a écrite. Avec des mots directs, qui se succèdent, qui cognent, qui blessent. Le drame se déroule sous nos yeux, les personnages sont vivant. L’écriture est simple, rigoureuse, économe. Le sentiment, l’émotion montent jusqu’à la chute finale du couperet.
Essayez de supprimer un mot, un seul, c’est impossible. La présence de chacun est indispensable.
On est devant un chef d’œuvre de vingt-deux lignes. D’une telle évidence, d’une telle simplicité que le lecteur courant pense a priori lire un texte facile écrit en trente secondes, alors que c’est tout le contraire.
Qu’il s’agisse de poésie, de musique, de peinture, de sculpture ou de tout autre art, la simplicité est la chose la plus difficile à obtenir.
La Fontaine exécute des suites de tour de force sans le moindre effort apparent.
Des vers de sept pieds.
Mise en place en un trait, “la cigale ayant chanté tout l’été”… Déchéance sociale,
“pas un seul petit morceau de mouche ou de vermisseau”… L’honnêteté craintive des pauvres, “ avant l’août, foi d’animal”… Le mépris mortel, “eh bien dansez maintenant!”
L’accomplissement d’un drame sordide en trois mots.
Du grand art.
Et… Et… Et…
… Le renard s’en saisit et dit : “Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépends de celui qui l’écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.”
Une grenouille vit un bœuf
Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n’était pas grosse en tout comme œuf,
Envieuse, s’étend, s’enfle, et se travaille,
Pour égaler l’animal en grosseur,
Disant : “Regardez bien, ma sœur ;
Est-ce assez ? dites-moi ; n’y suis-je point encore ?
- Nenni. - M’y voici donc ? - Point du tout. - M’y voilà ?
- Vous n’en approchez point.” La chétive pécore
S’enfla si bien qu’elle creva.
… Attaché ? dit le loup : vous ne courez donc pas
Où voulez ? - Pas toujours ; mais qu’importe ?
- Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.”
Ce la dit, maître Loup s’enfuit, et court encore.
… Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’agneau ; je tette encor ma mère.
- Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
- Je n’en ai point. - C’est donc quelqu’un des tien ;
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.”
Là-dessus, au fond des forêts
Le loup l’emporte, et puis le mange,
sans autre forme de procès.
… L’arbre tient bon ; le roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.
“Va-t’en, chétif insecte, excrément de la terre !”
C’est en ces mots que le lion
Parlait un jour au moucheron.
L’autre lui déclare la guerre.
Les fables se suivent. Et les chefs-d’œuvre bien souvent.
Jean écrit dans sa dédicace “À Monseigneur le Dauphin”…
“Je chante les héros dont Ésope est le père,
Troupe de qui l’histoire, encor que mensongère,
Contient des vérités qui servent de leçons.
Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons :
Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes ;
Je me sers d’animaux pour instruire les hommes. “
Et, de chef-d’œuvre en chef-d’œuvre, s’accumulent les dictons qui entreront dans le patrimoine populaire…
En toute chose il faut considérer la fin…
La méfiance est la mère de la sûreté…
Petit poisson deviendra grand pourvu que Dieu lui prête vie…
Il ne faut jamais vendre la peau de l’ours qu’on ne l’ai mis à terre…
Si tu veux qu’on t’épargne, épargne aussi les autres…
Tel est pris qui croyait prendre…
Ventre affamé n’a point d’oreille…
Passe encor de de bâtir, mais planter à cet âge !
En 1668, sans charges forestières qui lui valent cependant quelques derniers fonds, séparé de Marie, fort de l’argent que lui rapportent les fables, Monsieur Jean de La Fontaine est libre. Libre, mais bientôt sans argent, car celui-ci disparaît sans laisser de traces.
La vie libre, les femmes, le jeu… le jeu… le jeu…
L’année suivante il publie un roman, “Les amours de Psychée et de Cupidon”.
Sans succès.
En 1670 il participe largement à l’écriture du “Recueil de Poésies Chrétiennes et Diverses” publié par Port-Royal.
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que l’abbaye de Port Royal avait été fondée en1204 par Mathilde de Garande. Dès le début du XVIIe siècle Port-Royal s’avère un haut lieu de la réforme catholique en imposant le retour à la lecture de la Bible et des pères de l’Église, notamment Saint-Augustin. À la suite de la publication de l’Augustinus, œuvre posthume de l’évêque d’Ypres Cornelius Jansen publié en 1640, le mouvement s’intensifie. Et s’oppose au pouvoir royal. Rome condamne l’ouvrage en 1642. Après une lutte à peu près constante, Louis XIV finira par disperser les religieuses en 1709 et faire détruire l’abbaye en 1711. Madame de Sévigné, Pascal, Racine et La Fontaine en étaient très proches.
On peut se demander ce qu’un épicurien de son genre fait dans ce cercle. On en revient au méli-mélo croyance-jouissance, sans problème pour lui, qu’on a déjà évoqué.
D’ailleurs il écrit lui-même…
… Si le pieux y règne, on n’en a point banni
Du profane innocent le mélange infini.
Cinq semaines après la parution du recueil de poésies chrétiennes paraît le troisième volume des “Contes” le 27 janvier 1671. Ça m’étonnerait qu’il ne l’ait pas fait exprès. Pour ne pas perdre une occasion de rire plus ou moins sous cape.
En février 1672 la duchesse douairière d’Orléans meurt. Les finances du fabuliste désormais vedette sont loin d’être au plus haut. Très loin. Et en 73 La Fontaine devient l’hôte de Madame de la Sablière, dite la belle Iris.
Loger des gens de lettres n’était pas rare en ce temps.
Marguerite Hessein était fille de riche banquier. Une brillante éducation avait bercé son enfance. Mariée à Antoine de Rambouillet, sieur de la Sablière, très fortuné, couvert de jolies femmes, elle fit comme lui et se couvrit d’hommes. D’où une séparation en 68 qui la privait de ses enfants et lui laissait une pension de mille livres par an, ce qui n’était pas immense, tant s’en faut.
Quand Jean s’installe chez elle, rue Neuve-des-Petits-Champs, Madame de la Sablière est une femme de trente-trois ans, libre, belle, intelligente, intellectuelle, entourée d’amants et de soupirants. Elle lui offre le gîte, le couvert et la liberté de circuler dans son salon où sont reçues toutes personnalités de l’époque. Y règne une grande liberté d’esprit. À l’opposé de l’austérité et de la vie bourgeoise.
Jean vénère cette femme, très en vue, mais divorcée, de mauvaise réputation étant donné sa vie et le fait qu’elle ouvre sa porte à des femmes qu’on montre du doigt, à commencer par Ninon de Lenclos, la plus célèbre courtisane du siècle.
A-t’il été son amant ?
On n’en sait rien, mais ce n’est pas certain.
Il restera vingt années chez, elle, au grès des logements.
À propos de Marguerite il écrit…
Elle avait des cheveux d’un blond cendré, le plus beau qu’on puisse imaginer ; les yeux bleus, doux, fins et brillants, quoiqu’ils ne fussent pas grands ; le tour du visage ovale ; le teint vif et uni ; la peau d’une blancheur à éblouir ; les plus belles mains et la plus belle gorge du monde. Joignez à cela un certain air touchant de douceur et d’enjouement répandu sur toute sa personne. Je remarquai même dans ce qu’elle dit et ce qu’elle fit, ce tour aisé, ce caractère d’esprit sans embarras, cette humeur bonne et honnête et ces manières obligeantes qui sont si fort de vous qu’il serait difficile aux autres de les imiter. Enfin, tout autre que moi, moins rempli de votre idée, en voyant ce que je vis, n’eut pas laissé de dire : c’est Madame de la Sablière.
Il écrira un livret d’opéra pour Jean-Baptiste Lulli, alors très en faveur auprès du roi. Nous sommes en 74. Le musicien refusera le livret à la grande colère de La Fontaine.
Ses Nouveaux Contes, eux, seront interdits à la vente.
Bad year.
C’est entre 75 et 76 qu’il liquide ses derniers biens et ses dernières attaches à Château-Thierry. Marie a préservé ses avoirs, lui, non. Il ne peut plus compter que sur le rapport de ses œuvres. Il est à la merci de tous les coups et contrecoups de la vie.
Mais lui qui a toujours cherché la gloire, lui, Jean de La Fontaine, est une star.
Comme Jean d’Ormesson aujourd’hui.
Célèbre, à la mode, il est celui qui fréquente les plus grands et que les plus grands fréquentent. Pourtant, paradoxe, il faut voir les choses en face, il vit misérablement dans une mauvaise chambre à la fenêtre sans carreaux que lui prête une femme dont les revenus sont trop précaires pour lui offrir non pas le luxe, mais un simple confort. Madame de la Sablière est passée de la rue Neuve-des-Petits-Champs à une modeste maison de la rue Saint-Honoré. Ses revenus sont de plus en plus faibles.
Il pourrait certainement, avec la vente de ses ouvrages, les gratifications des hauts personnages qu’il lui arrive de célébrer, ainsi que quelques petites rentes, vivre à l’aise dans un logement décent. Mais il aime Marguerite, refuse de quitter cette femme dont l’esprit continue de le charmer comme il refuse d’arrêter de perdre son argent au jeu.
Il aura laissé, durant son existence, des sommes considérables sur le tapis.
Son appétit d’honneurs ne le quitte pas, il continue de fréquenter, qui il faut quand il faut. Il écrit divers textes, une pièce de théâtre en un acte qui sera interprétée quatre fois à la Comédie Française, puis retirée de l’affiche, décidément le théâtre n’aura pas aimé cet auteur qui lui vouait pourtant un véritable culte.
Vient l’an 1683 qui voit Jean de La Fontaine se présenter à l’Académie française au siège de Colbert mort tout récemment… Au siège de Colbert !… Colbert qui le détestait et avait tout fait pour éliminer Nicolas Fouquet !… Le fabuliste à la place de cet homme !… Le destin a de ces ironies !… Il est élu. Mais le roi ajourne l’élection…
Ce La Fontaine !… ses contes immoraux, son Fouquet, son Jansénisme, son… son… son… bref !Non, pas de La fontaine !… Et puis… Et puis… l’année suivante le souverain donnera son autorisation “en échange” de l’élection de Boileau. La réception officielle aura lieu le 2 mai 1684 dans la salle du Louvre où l’Académie tenait ses assemblées depuis 1672. Il sera un académicien très assidu aux réunions, où l’on dort beaucoup, car il y a des jetons de présence. Un membre présent reçoit trente-deux sols par jeton.
Jean touchera ainsi une moyenne de six cents livres par an… Pour lui, étant donnée sa situation, c’est le pactole ! On comprend son assiduité aux séances.
La querelle des Anciens et des Modernes éclate en 1687. Jean, ménageant la chèvre et le chou, prend parti pour les Anciens de telle manière qu’il ménage les Modernes. Ça peut toujours servir.
Rupture sans retour en 85 de l’amitié Furetière-La Fontaine suite au vote de Jean contre Antoine qui sera exclu de l’Académie.
Le poète vit toujours chez Madame de la Sablière, mais depuis un certain temps déjà il la sent s’éloigner de plus en plus de la vie matérielle et la voit se consacrer à la vie spirituelle et aux charités. Lui-même, en revanche, n’a aucune envie de se ranger et fréquente assidûment le jeune couple Hervard.
Il a toute sa vie pratiqué les amours faciles, payants ou gratuits, en compagnie de femmes simples ou “du monde”, mais consentantes. En 89 il continue. Il fréquente les lieux où l’on mange, où l’on boit et où l’on se débauche.
Il n’écrit presque plus.
Il va et vient sans réel but, plus ou moins désœuvré.
Il laisse à son gré le Soleil
Quitter l’Empire de Neptune,
Et dort tant qu’il plaît au Sommeil.
Il se lève au matin sans savoir pour quoi faire,
Il se promène, il va, sans dessein, sans sujet,
Et se couche le soir sans savoir d’ordinaire
Ce que dans le jour il a fait.
Madame de la Sablière change encore de demeure, moins chère que la précédente.
Il suit, comme d’habitude, mais il n’a plus vingt, ni trente, ni quarante, ni cinquante, ni soixante ans, et ce nouveau déménagement le perturbe.
Le 28 novembre 91 l’Académie de Musique donne son nouvel opéra, “Astrée”, qui sera vite retiré de l’affiche.
Désormais que ma muse aussi bien que mes jours,
Touche de son déclin l’inévitable cours,
Et que de ma raison le flambeau va s’éteindre…
Victime d’un cancer du sein, depuis plusieurs mois Marguerite dépérissait, étrangère à l’existence. Elle meurt dans sa maison de la rue Rousselet le 6 février 1693. Ce décès affecte énormément Jean qui, lui-même malade, est dans l’impossibilité d’assister aux obsèques.Tellement malade qu’il se voit déjà mourir et, le 12 du même mois, taraudé par l’angoisse de la mort et de “l’après”, il reçoit les derniers sacrements de son confesseur depuis quelques jours, l’abbé Pouget qui l’exhorte, et renie publiquement ses contes. Il avait réuni, pour cette occasion, des membres de l’Académie et diverses personnes à son chevet…
… Il est d’une notoriété qui n’est que trop publique que j’ai eu le malheur de composer un livre de Contes infâme. En le composant, je n’ai pas cru que c’était un ouvrage aussi pernicieux qu’il est. On m’a sur cela ouvert les yeux, et je conviens que c’est un livre abominable. Je suis très fâché de l’avoir écrit et publié. J’en demande pardon à Dieu, à l’Église, à vous, Monsieur, qui êtes son ministre, et à vous, Messieurs de l’Académie, et à tous ceux qui sont ici présents…
La mort fait peur à nombre d’êtres humains, c’est même plus que de la peur, parfois, c’est de la trouille, de la panique… l’après, c’est quoi ? Le néant c’est quoi ?
Et moi et moi et moi ?… Et pour apparaître tout blanc devant le Très Haut l’Homme renie tout ce qui et noir et même ce qui ne l’est pas.
Ainsi renie Monsieur Jean de la Fontaine. Au grand soulagement du roi, de l’Église et des bien pensants.
À l’inverse, d’autres se désolent. “… Sa tête est bien affaiblie… C’est le destin des poètes. Le Tasse et Lucrèce l’ont éprouvé…” écrit Ninon de Lenclos. “À son âge et au mien, écrit Charles de Saint-Evremond, on ne doit pas s’étonner qu’on perde la raison…”
Il ne faut cependant pas oublier que la foi n’avait jamais quitté le repentant durant sa vie de jouisseur.
Mais voilà que la santé revient !
Maintenant installé rue Plâtrière chez les Hervrard, dans le quartier Saint-Eustache, Jean se sent bien. Il s’occupe de l’édition de son nouveau livre qui regroupe dix fables inédites et toutes celles publiées séparément depuis 1678. Ce sera le livre XII, paru en septembre 94.
Le fabuliste n’a aucune richesse, mais il est en pleine gloire. Ses fables sont sans cesse rééditées. C’est désormais un intouchable.
Un monument public.
Il avait écrit à Maucroix, en octobre 93, “J’espère que nous attraperons tous les deux les quatre-vingts ans.”
Pourtant, le 10 février 95, il lui écrit… “ Je t’assure que le meilleur de tes amis n’a plus à compter que sur quinze jours de vie.”
Il ne sort plus, excepté pour se rendre aux réunions de l’Académie française qui le distraient.
Le premier dimanche après Pâques, 10 avril 1695, il communie à l’église Saint-Eustache.
Le 13 il meurt.
Ses amis paient les frais d’un enterrement décent, si non luxueux, 64 livres et 10 sols, au cimetière des Saints-Innocents.
Il était déjà entré dans la légende, sous l’habit du bonhomme La Fontaine entouré d’animaux, rêveur et distrait dans les feuillages.
Puisqu’on plaide, et qu’on meurt, et qu’on devient malade,
Il faut des médecins, il faut des avocats.
Ces secours, grâce à Dieu, ne nous manqueront pas :
Les honneurs, et le gain, tout me le persuade.
Ce pendant on s’oublie en ces communs besoins.
O vous dont le public emporte tous les soins,
Magistrats, princes et ministres,
Vous que doivent troubler mille accidents sinistres,
Que le malheur abat, que le bonheur corrompt,
Vous ne vous voyez point, vous ne voyez personne.
Si quelque bon moment à ces pensers vous donne,
Quelque flatteur vous interrompt.
Cette leçon sera la fin de ces ouvrages :
Puisse-t-elle être utile aux siècles à venir !
Je la présente aux rois, je la propose aux sages :
Par où saurais-je mieux finir ?
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Contribution de Jean-Louis Guitard