J’étais jeune et présomptueux. Au nom de quoi cette dame s’appropriait-elle une part de l’Histoire parce qu’elle en avait souffert ? Au nom de quoi nous donnait-elle des leçons ? Pourquoi ne pouvions-nous pas comprendre ce passé ? Quel imbécile je faisais !
La dame en question, c’était Simone Veil. Elle intervenait sur le plateau des Dossiers de l’écran après la diffusion de la série américaine Holocauste et exprimait ses préventions à l’encontre de cette série dont la fiction romancée donnait trop de chair à ce qui n’était qu’une tragédie sans pathos, banalisait ce qui était une parenthèse d’os et de peau que nul, qui ne l’avait pas vécue, ne pouvait comprendre.
Il y a longtemps que je suis revenu de mon agacement vaniteux et à l’heure où chacun s’incline à la mémoire de cette femme exceptionnelle que fut Simone Veil, je sais que ce fut par l’art et la poésie en particulier que j’ai pu le mieux approcher ce que fut la Shoah. Il y eut évidemment le documentaire de Claude Lanzmann, tentative irremplaçable de description de la machine mortifère des nazis. Il y eut, plus sans doute que le Nuit et brouillard d’Alain Resnais, les photos de Michaël Kenna dans L’impossible oubli dont le silence glacé porte une terreur prégnante. Il y eut les témoignages de Primo Levi, Si c’est un homme, de Robert Antelme, L’espèce humaine. Il y eut le Maus d’Art Spiegelman et la BD de Pascal Croci, Auschwitz, qui raconte l’horreur avec des noirs et blancs terrifiants. L’exposition Shoah et bande dessinée actuellement présentée à Paris au Mémorial de la Shoah en montre bien d’autres expressions.
Pour ce qui est de la poésie, je ne citerai que peu de livres. C’est un choix subjectif qui ne prétend aucunement à l’exhaustivité. Je pense d’abord à ce cri qu’est Le chant du peuple juif assassiné d’Itzhak Katzenelson, un texte dont les objurgations ne peuvent cesser de résonner dans l’esprit de celui qui l’a lu. Une adresse à l’homme et au ciel : « Il était une fois une petite histoire, elle commence avec la Genèse et finit aujourd’hui… Une belle histoire ? Non, une triste histoire ! » Un autre titre me parle fortement, Je compte les écorces de mes mots de Sylvie E. Saliceti, un recueil né de la visite du camp de Belzec en Pologne. Pour Louise Dupré, c’est la visite d’Auschwitz et de Birkenau qui l’a conduite à écrire Plus haut que les flammes : « À Auschwitz, on exterminait des enfants/qui aimaient caresser des troupeaux de nuages. » Difficile aussi de ne pas mentionner le travail effectué par Charles Dobzynski pour son Anthologie de la poésie yiddish, Le Miroir d’un peuple.
Ce sont ces rencontres, ces lectures qui m’ont amené à faire évoluer mon point de vue, à accepter à la fois que je ne puisse jamais comprendre ce qu’ont vécu les victimes des camps et à percevoir mieux, plus sensiblement ce vécu. Ce sont des œuvres d’art, en particulier des livres de poésie qui m’ont permis d’approcher cette réalité impénétrable, d’accepter ce qu’elle a d’insupportable et de tenter d’en faire une modeste transmission.
Pour la mémoire, pour ne pas oublier, pour éviter que cela ne se reproduise. Pour que la parole et l’action de Simone Veil et de ceux qui ont partagé les mêmes épreuves leur survivent.
Parce que la langue poétique est un intercesseur entre la réalité et son appréhension, l’accès propriatoire à cette mémoire nécessaire sans aucun compromis.
Primo Levi
Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu’à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N’oubliez pas que cela fut,
Non, ne l’oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s’écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.
Turin, janvier 1947
Bibliographie partielle
- Claude Lanzmann, Shoah, © Fayard, Paris, 1985
Texte intégral du film, paroles et sous-titres, avec une préface de Simone de Beauvoir - Michael Kenna, L’Impossible Oubli, les camps nazis cinquante ans après, © Marval, Paris, 2001
- Primo Levi, Si c’est un homme, © Pocket 3117, 1987
Traduit de l'italien par Martine Schruoffeneger - Robert Antelme, L’espèce humaine, © Gallimard, 1978
- Art Spiegelman, Maus, l’intégrale, © Flammarion, 1998
Traduction de Judith Ertel - Pascal Croci, Auschwitz, © Media, 2012
- Yitzhak Katzenelson, Le chant du peuple juif assassiné, © Zulma, 2007
- Sylvie E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots, © Rougerie, 2013
- Louise Dupré, Plus haut que les flammes, © Bruno Doucey, 2015
- Charles Dobzynski, Anthologie de la poésie yiddish, Le Miroir d’un peuple, présentation, choix et traduction, © Poésie/Gallimard, 1987 et 2000
Internet
La Pierre et le Sel :
- Yitskhok Katzenelson | Le Chant du peuple juif assassiné
- Recueil : Sylvie E. Saliceti | Je compte les écorces de mes mots
- Louise Dupré | Plus haut que les flammes
- Charles Dobzynski, poète et passeur
- Charles Dobzynski, un entretien avec La Pierre et le Sel
- Un jour, un texte : Claude Vigée | Leçon de la Shoah
Contribution de PPierre Kobel