Ce n’est pas… C’est plus… beaucoup plus… Il me semble que c’est une sorte de légende… ou presque…
celle, ahurissante, d’un mariole ensanglanteur dont on suppose la date de naissance, dont on ignore la date comme le lieu de la mort…
et qui voit le jour au cours de la guerre de cent ans.
Je la raconte à la première personne du singulier car ce que je ressens est, pour moi, aussi important que l’histoire elle-même. Si je ne ressentais rien je serais incapable de raconter.
Jeanne d’Arc a fait sacrer Charles VII à Reims en 1429… Le 30 mai 1431 elle a été brûlée vive à Orléans… Les anglais, conservant le port de Calais, abandonneront la France définitivement après leur ultime défaite à Castillon en 1453…
L’histoire du poète maudit débute dans un pays en mauvais état.
On ne sait rien de lui.
Ou presque rien.
Le peu qu’on sait nous vient essentiellement de quelques faits datés et consignés dans les registres officiels de la Faculté des Arts, de la police, et entre lesquels on se retrouve devant un énorme point d’interrogation .
C’est tout.
Le rideau final tombe sur une pièce tragi-comique vaguement esquissée,
comme un croquis jeté sur le papier en dix coups de fusain, et dont la fin n’a jamais été. Alors quoi ?
Ce type, qui est-ce ?
Qui ?…
Un voyou… François Villon est un voyou,
un malfrat,
un habitué des tavernes et des prostituées,
un maquereau, sans doute,
un chef de bande,
un voleur,
un assassin.
Il n’est pas le seul gougnafier de l’histoire des arts. De Michelangelo Amerighi, dit le Caravage, à Jean Genet en passant par Ferdinand La Menthe, dit Jelly-Roll Morton, il y en a eu d’autres, bien sûr…
Avec Villon cependant le genre est à son apogée.
Mais quels que soient ses coups d’épée, de couteau, ses traits de conduite en pieds-de-nez à la société, ses débauches, ses crimes, le fait est là, indiscutable, indéniable… le personnage est un artiste au sens le plus fort du terme. Immense. Étonnant.
Étonnamment immense.
Immensément étonnant.
Artiste…
c’est ?…
un être humain qui, face à l’existence, éprouve des émotions plus fortes
ou différentes de celles des autres et qui, de plus, possède en lui le besoin irrépressible de les créer ou re-créer à travers une expression artistique.
Pour certains ce sera la peinture, pour d’autres la musique, la sculpture, la littérature…
Pour lui ce sera la poésie.
Une poésie dérivée de sa vie.
Je dis bien “dérivée”.
Une poésie simple, claire, érudite mais à la portée de tous, éloignée de celle, “officielle”, choisie, distillée, dans un souci de beauté pure, de morale, de bienséance ou de mode ainsi qu’elle existe toujours à toutes les époques. Une poésie qui s’inscrit à l’opposé de l’art “bourgeois” ou “noble”, telle que la pratique un Charles d’Orléans, telle que la pratiqueront bientôt un Pierre de Ronsard ou un Joachim du Bellay, mais aussi le dos tourné à l’art subversif et violent d’un Agrippa d’Aubigné.
Lucidité, tendresse, émotion, force et truculence.
Pas de fleurs, pas de paysages bucoliques. Villon est un citadin. Et qui plus est, un citadin parisien.
Pas d’appels à la révolte.
Pas de désespoir.
Pas de ton larmoyant.
Il est ce qu’il est.
Il le constate.
Il en est même le premier désolé.
Mais désolé surtout quand les événements se retournent contre lui. Quand ça tourne mal.
Il est, en fait, hypocritement désolé…
Faux-cul…
Tellement hypocritement qu’il remet très rapidement le couvert. Quitte à être bientôt à nouveau désolé.
Repentir.
Appels à Dieu.
Appels à la Vierge Marie.
Le plus invraisemblable c’est que ce repentir a beau être hypocrite, il parait profond… totalement sincère.
Par son écriture il nous ouvre la foi naïve des enfants… ceux qui font des bêtises et demandent pardon à leur maman… ce qui ne les empêche pas de recommencer… une foi à la hauteur de ce que pouvait être la foi populaire du Moyen-Age, sourde et aveugle, primaire… celle qui présidait à l’élévation des cathédrales comme aux bûchers des sorcières
Mais la foi d’un mariole.
Je l’observe comme on observe un clown avançant en équilibre sur un fil à trente mètres au-dessus du sol et sans filet.
Il me fait rire, il m’angoisse, il m’attendrit.
Il crache en l’air et il jure qu’il pleut.
Il ment.
Il ment, Villon.
Mais il ment sincèrement.
Sincèrement et constamment.
Il est vrai par l’entremise du faux.
En artiste jusqu’au bout des ongles il travestit, transgresse, transforme la réalité réelle pour créer son œuvre, son personnage. La seule réalité qui compte, c’est la sienne. Comme pour tous les artistes. La vérité, c’est l’œuvre. Ceux qui voient dans les Mémoires d’Outre-Tombe la vie réelle de Chateaubriand se fourrent le bras dans l’œil jusqu’au doigt, il n’a fait qu’édifier sa propre statue face à la postérité.
Villon n’est d’ailleurs pas son nom véritable.
Né dans une famille dépourvue de tout en 1431 ou 1432, il s’appelle François… de Montcorbier… ou des Loges… Au choix…
Povre je suis de ma jeunesse,
De povre et de petite extrasse.
Mon pere n’eust oncq grant richesse,
Ne son ayeul nommé Orrace :
Povreté tous nous suit et trace.
Sur les tombeaux de mes ancestres
- Les ames desquelz Dieu embrasse ! -
On n’y voit couronnes ne ceptres.
Je suis pauvre depuis ma jeunesse,
De pauvre et de petite extraction.
Mon père n’eut jamais de grande richesse,
Ni son aïeul nommé Horace :
La pauvreté nous suit tous à la trace.
Sur les tombeaux de mes ancêtres
- Que Dieu embrasse leurs âmes ! -
On ne voit ni couronnes ni sceptres.
À la mort de son père, très tôt, il est présenté à Guillaume de Villon, chapelain de la paroisse Saint-Benoit-le-Bétourné, près de la rue Saint-Jacques, qui le prend sous sa protection, l’éduque et lui fait faire des études… Il lui empruntera son patronyme.
Item, et a mon plus que pere,
Maistre Gullaume de Villon,
Qui esté m’a plus doulx que mere,
Effant eslevé de maillon
- Degecté m’a de maint boullon -
Et de cestuy pas ne s’esjoye ;
Sy lui requier a genoullon
Qu’il m’en laisse toute la joye -,
De même, et à mon plus que père
Maître Guillaume de Villon,
Qui m’a été plus doux qu’une mère,
Pour un nouveau-né
- Il m’a tiré de maint bouillon -
et ne se réjouit pas de ça ;
Je lui demande à deux genoux
De m’en laisser toute la joie -,
Étudiant, il suit les cours de la Faculté des Arts, notre Faculté de Lettres.
Il n’en est pas un élément brillant, mais il en est.
Bachelier en 1449.
Je glisse l’année 1450 ici entre parenthèses… Cette année-là Johannes Gensfleisch, dit Gutenberg, qui avait mis au point à Strasbourg, vers 1440, le procédé d’imprimerie en caractères mobiles dont le principe avait été imaginé par les Chinois au XIème siècle, ouvre un atelier à Mayence. Révolution dans l’univers du livre. C’est le moins qu’on puisse dire… Ça ne valait pas la peine d’être mentionné ?…
Licencié puis Maître-es-Arts en 1452… tout en participant à des chahuts mouvementés et aux troubles qui, entre 1451 et 1453, ont opposé la police aux étudiants. L’un d’eux y laissera sa peau. C’est le mois de mai 1968 avant la lettre… pavés, incendies de voitures, arbres déracinés, barricades…
Bien sçay, se j’eusse estudïé
Ou temps de ma jeunesse folle
Et a bonnes meurs dedïé,
J’eusse maison et couche molle.
Mais quoy ! Je fuyoie l’escoille
Coimme fait le maivaiz enffant.
En escripvant ceste parolle,
A peu que le cueur ne me fent.
Je sais bien que, si j’avais étudié
Au temps de ma folle jeunesse
Et m’étais conduit comme il faut,
J’aurais une maison et un lit douillet.
Mais quoi ! Je fuyais l’école
Comme fait le mauvais enfant.
En écrivant ces mots,
J’ai presque le cœur qui se fend.
Mais même si ses études ont été suivies de façon décousues au fil d’une existence déjà bousculée, il a bel et bien obtenu ses diplômes.
Le voyou est un lettré.
Un lettré qui remue… qui remue…
De chahuts
en chahuts de plus en plus violents,
de vols
en bagarres,
François Villon est désormais un type “en marge”.
Le 15 juin 1455, pour des raisons mal définies, il est pris à partie par un prêtre, Philippe Sermoise ou Chermoye, qu’il tue en deux temps. Il l’embroche d’abord en un coup d’épée, puis l’achève avec une pierre.
Faut pas énerver le mec.
Pourtant je ne parviens pas à le voir comme un assassin-voleur patenté façon Al Capone, Franck Nitti ou Jacques Mesrine… Je le vois plutôt comme un inconscient fainéant mais actif, attiré par les plaisirs faciles, le milieu interlope… une espèce de gamin attardé pour qui tirer la langue à la loi et aux nantis est une jouissance de chaque instant… un inconscient qui fait des conneries, j’emploie ce mot volontairement, et que ses conneries dépassent, écrasent et mènent au drame.
Chet Baker, sans aller jusqu’à tuer, était dans le même état d’esprit. Franck Sinatra n’en était pas loin.
Ce n’est pas une excuse, c’est une tentative d’explication.
François Villon s’enfuit de Paris.
En janvier 1456 il obtient des lettres de rémission pour le meurtre du prêtre… mais, la nuit de Noël, il participe avec des complices au casse du Collège de Navarre.
Ce Collège était la création de Jeanne de Navarre, reine de Navarre, comtesse de Champagne et femme de Philippe IV. Très versée dans les Arts et la Théologie elle avait fondé son Collège en 1304 et logé dans son Hôtel de la rue Saint-André-des-Arts. Ses exécuteurs testamentaires le déplaceront rue de la Montagne-Sainte-Geneviève dans une construction nouvelle qu’il feront édifier entre 1309 et 1314.
Il deviendra un lieu prestigieux du savoir et de l’enseignement.
Supprimé à la révolution de 1789, ses locaux seront affectés à l’École Polytechnique en 1805 par Napoléon.
Cinq-cents écus d’or, le casse.
Sitôt fait, ou juste après la découverte du vol en mars 1457, Villon s’enfuit encore. Sans doute vers Angers pour voler un religieux. L’enquête débute. L’affaire le rattrapera un jour.
C’est à cette époque qu’il semble avoir écrit Le Lais, c’est à dire Le Legs, souvent appelé à tort Le Petit Testament… Il s’y raconte et lègue à ceux qu’il aime, ceux qu’il n’aime pas et ceux dont il se fout, le peu qu’il a et tout ce qu’il n’a pas…
Et puis que departir me fault
Et du retour ne suis certain
- Je ne suis homme sans deffault,
Nes qu’un autre d’acier ne d’estain ;
Vivre aux hummains est incertain
Et aprés mort n’y a relaiz :
Je m’en vois en pays loingtain -,
Sy establis ce present lais.
Et puisqu’il me faut partir
En étant incertain du retour
- Je ne suis pas un homme sans défaut,
Pas plus qu’un autre en acier ou étain ;
Incertaine est la vie des hommes
Et définitive la mort :
Je m’en vais en pays lointain -,
Je rédige ce présent testament.
Entre 1457 et 1460, en cavale, il parcourt une part du pays. Que fait-il ?… Mystère… On sait pourtant qu’il passe par la cour de Blois où il écrit…
Je meurs de seuf aupres de la fontaine,
Chault comme feu, et tremble dent a dent.
Je meurs de soif près de la fontaine
Chaud comme le feu, et claquant des dents.
pour un concours poétique, puis par celle de Bourbon qui, pense-t-on, lui accorde quelque argent…
Le mien seigneur et prince redoubté
Floron de lis, roialle geniture,
Françoys Villon, que Travail a dompté
A coups de orbes, a force de batture,
Vous supplie par ceste humble escripture
Que luy faciez quelque gracïeux prest.
Mon seigneur et prince redouté,
Fleur de lys, progéniture royale,
Fançois Villon, que le travail a dompté
A force de coups sourds,
Vous supplie par cet humble écrit
De lui accorder un prêt généreux.
L’aventure c’est l’aventure mais on est loin des charmants maroufles de Claude Lelouch…
Le 15 août 1461 Louis XI est sacré roi de France à Reims.
Affilié aux Coquillards, un groupe difficilement présentable dans les soirées mondaines qui opérait à l’entour de Dijon, il écrira plusieurs ballades dans leur argot, Villon se retrouve en prison à Meung-sur-Loire sur l’ordre de l’évêque d’Orléans Thibaw d’Aussigny.
Le casse du Collège de Navarre refait surface…
un complice a parlé.
Là on ne plaisante pas.
Chaînes.
Tortures.
Question par l’eau… corps rempli de liquide par un entonnoir jusqu’à obtention des aveux.
Douleurs horribles…
Effroyables.
Certains en crèvent.
Villon y survivra. Et en sortira. Mal en point, très mal en point, même, mais il en sortira, libéré le 2 octobre 1461 par le nouveau roi qui passe par Meung-sur-Loire et gracie tous les prisonniers des villes qu’il traverse.
Et escript en l’an soixante et ung,
Lors que le roy me delivra
De la dure prison de Mehun
Et que me vië me recouvra,
Dont suis, tant que mon cueur vivra,
Tenus vers luy m’usmilier,
Ce que feray jusqu’il mourra :
Bienfait ne se doit oublier.
Ecrit en l’an soixante et un,
Après que le roi m’eut délivré
De la dure prison de Meung
Et m’eut rendu à la vie.
C’est pourquoi je suis, tant que mon cœur battra,
Tenu de m’incliner respectueusement devant lui,
Ce que je ferai jusqu’à sa mort :
Un bienfait ne doit pas s’oublier.
La chance, pourrais-je dire, est avec lui.
C’est l’époque à laquelle il commence à écrire Le Testament…
Et pour ce que foible me sens,
Trop plus de biens que de sancté,
Tant que je suis en mon plein sens
- Sy peu que Dieu m’en a pesté,
Car d’autre ne l’ay emprunté -,
J’ay ce testament tres estable
Fait, de derreniere voulenté,
Seul pour tout et inrevocable,
Et comme je me sens faible,
De biens plutôt que de santé,
Tant que je suis en pleine possession de mes moyens
- Pour peu que Dieu m’en ait prêté,
Car je ne les ai empruntées à personne -,
J’ai rédigé par ce testament définitif
Mes dernières volontés,
Seul valable et irrévocable,
Nous sommes en 1462.
François Villon, “plus maigre que chimère”, regagne Paris.
L’écriture du Testament se termine.
L’agité, sans bocal, ne se calme pas pour autant.
En novembre il est inculpé pour vol et enfermé au Châtelet d’où il sort le 7 du même mois contre la promesse de rembourser cent-vingt écus d’or sur le vol du Collège de Navarre. “L’affaire” l’aura poursuivi longtemps.
Mais ce n’est pas fini.
Au cours de ce novembre, un soir, rue de la Parcheminerie, la rue des libraires et des notaires, entouré de compagnons de fiestas et de caramboles il injurie maître Ferrebouc en train de travailler avec ses clercs dans son étude.
Ce n’est pas un hasard…
Oh que non !… Maitre Ferrebouc est le notaire pontifical qui a été chargé d’instruire l’histoire du Collège !…
Il prend très mal les injures dont le vocabulaire devait être à la hauteur de la rancune, peut-être des degrés d’alcool et, je suppose, doivent résonner dans le silence nocturne comme la grêle sur une plaque de tôle.
Il descend dans la rue.
Mal lui en prend.
Rixe.
Le notaire pontifical est blessé d’un coup d’épée.
Re-arrestation de Villon.
Re-prison.
Re-tortures.
Mais cette fois-ci la Cour estime que la plaisanterie a suffisamment duré.
Le dénommé François Villon est condamné a être pendu et étranglé.
Je suis François, dont il me poise,
Né de Paris emprés Pontoise,
Et de la corde d’une toise
Saura mon col que mon cul poise.
Je suis François, ça me pèse,
Né à Paris près de Pontoise,
Et à la corde d’une toise
Mon cou saura ce que pèse mon cul.
De toute évidence la sentence ne convient pas au condamné.
Il fait appel.
Et le 5 janvier 1463, miracle des miracles, le Parlement casse le jugement…
Cependant… “eu égard à la mauvaise conduite dudit Villon bannit ce dernier pour dix ans de la ville, prévoté et vicomté de Paris”.
Il obtient trois jours de délai pour régler ses affaires, les obtient et quitte définitivement la ville sans demander son reste. Il a trente et un ou trente deux ans.
Il la quitte même tellement définitivement qu’on ne saura jamais ce qu’il est devenu.
Certains on fait courir le bruit qu’il avait poursuivi son existence de malfrat… certains qu’il s’était exilé en Angleterre… certains encore qu’il s’était reconverti en organisateur de spectacles… Rabelais en personne, dans son Quart-Livre, rapporte l’anecdote selon laquelle il aurait dirigé une représentation de la Passion sur ses vieux jours…
Suppositions.
Affabulations.
En fait, rien.
On sait, en revanche, que Guillaume de Villon, son “plus que pere”, est mort en 1468.
Ainsi, de génération en génération, une légende se construit.
En 1489 Pierre Levet publie la toute première édition de l’œuvre sous le titre “Le Grand Testament Villon et le Petit. Son Codicille. Le Jargon et ses Ballades”. Appelé “L’Imprimé” il en existe aujourd’hui deux exemplaires à la Bibliothèque Nationale de Paris. Très vite d’autres éditions suivront, nombreuses, jusqu’à nos jours.
Très vite aussi nombre d’écrivains, de poètes, d’hommes et de femmes de tous ordres le considéreront comme un auteur grossier, vulgaire libertin et superficiel.
Les romantiques n’apprécieront pas outre mesure un moyenâgeux qui n’accorde aucune place à la nature et au lyrisme amoureux..
Toujours cependant il se trouvera quelqu’un pour défendre ce monument hors-norme. À commencer par Clément Marot en 1553 qui édite “Les Œuvres de François Villon de Paris, revues et remises en leur entier par Clément Marot, Valet de Chambre du Roy”.
Il est aujourd’hui à sa vraie place
L’une des premières.
Mais, car il y a un mais, pour vraiment réaliser, comprendre, l’œuvre de François Villon, il faut d’une part la lire dans sa langue originale et d’autre part avoir un sens affirmé de l’humour, de la rigolade et du carnaval.
La langue, en premier lieu…
C’est celle de son temps, sans fioritures “poétiques”. Elle est magnifiquement écrite mais elle est directe, quotidienne, compréhensible par l’homme de la rue. Et ce langage, cette organisation de mots, de rimes, est le véhicule de sa pensée, l’expression de son fond. Une traduction, même exemplaire, peut en donner le sens, et encore !… pas toujours !… mais en aucun cas la poésie… Ce qui est quand même gênant quand il s’agit d’un poète, on a beau dire…
Il est donc indispensable de lire Villon avec son texte sous l’œil droit pour “l’artistique” et une traduction sous l’œil gauche pour “le pratique” et aller de l’un à l’autre. C’est fastidieux les cinq premières minutes, à la sixième on commence à être dans l’ambiance… A la dixième tout s’éclaire.
Michel Audiard dit par Jean Gabin c’est du sel et du poivre, écoutez le même passage dans une version italienne ou japonaise et dites-moi ce qu’il en reste.
Le fond c’est la forme, la forme c’est le fond.
La poésie c’est le langage, le langage c’est la poésie.
L’original c’est le ça qu’i’ faut.
Quant à l’humour, la rigolade et le carnaval… ils sont continuels.
Car si nous sommes dans l’univers dramatique d’un homme hanté par la fatalité de la mort…
“A vous parle, compains de galle,
Qui estes de tous bons accors :
Gardez vous tous de ce mal halle
Qui noircist les gens quant sont mors !
Eschevez le, c’est ung mal mors !
Passez vous au mieulx que pourrez
Et, pour Dieu, soiez tous recors :
Une foyz viendra que mourrez.”
“C’est à vous que je parle, compagnons de plaisirs,
Qui êtes de tous les bons coups :
Gardez-vous tous de ce mauvais teint
Qui noircit les gens, quand ils sont morts !
Évitez le, c’est un mal mortel !
Vivez du mieux que vous le pourrez
Et, par Dieu, rappelez-vous tous :
La fois viendra où vous mourrez.”
le temps qui passe…
Dictes moy ou n’en quel pays
Est Flora, la belle Romaine,
Archipïadés ne Thaÿs
Qui fut sa cousine germaine,
Eccho parlant quant bruyt on maine
Dessus reviere ou sus estan,
Qui beaulté ot trop plus qu’ umaine.
Mais où sont les neiges d’anten ?
Dites-moi où, en quel pays
Est Flora, la belle romaine,
Alcibiade et Thaïs
Qui fut sa cousine germaine,
Echo parlant quand le bruit s’étend
Sur une rivière ou un étang,
Dont la beauté fut bien plus qu’humaine.
Mais où sont les neiges d’antan ?
Archipïades, c’est Alcibiade… un politicien grec du Vème siècle avant Jesus Christ. Villon ne prend pas de gants pour en faire une femme dont Thaÿs, courtisane égyptienne du IVème avant Jesus Christ , était la cousine. Les dates et les sexes ne l’embarrassent pas plus qu’ils n’embarrasseront Alexandre Dumas un peu plus tard…
Dieu…
Freres humains qui aprés nous vivez,
N’ayez les cuers contre nous endurcis,
Car se pitié de nous povres avez,
Dieu en aura plus tost de vous mercis.
Vous nous voiez cy attachés, cinq, six :
Quant de la chair que trop avons nourrie,
Elle est pieça devoree et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et pouldre.
De nostre mal personne ne s’en rie,
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre !
Frères humains qui après nous vivez,
Ne soyez pas sans cœurs envers nous,
Car si vous aviez pitié des pauvres de nous,
Dieu aura plutôt pitié de vous.
Vous nous voyez ici attachés, cinq, six :
Quand à la chair que nous avons trop nourrie,
Elle est depuis longtemps dévorée et pourrie,
Et nous les os, devenons cendre et poussière.
De notre mal personne ne peut rire,
Mais priez Dieu qu’il veuille bien tous nous absoudre !
la femme douce qui l’abandonne…
Item, a celle que j’ay dit,
Qui si durement m’a chassé
Que je suis de joye interdit
Et de tout plaisir dechassé,
je lesse mon cueur enchassé,
Palle, piteux, mort et transy.
Elle m’a ce mal pourchassé,
Mais Dieu lui en face mercy !
De même, à celle que j’ai nommée,
Qui m’a chassé si durement
Que la joie m’est interdite
Et tout plaisir refusé,
Je lègue mon cœur dans une châsse
Pâle, piteux, mort et transi.
Elle m’a transmis ce mal,
Mais que Dieu lui pardonne !
ou celle qui…
Puis la paix se fait et me fait ung groz pet,
Plus enffle q’un velimeux escarbot.
Tous deux yvres dormons comme ung sabot
Et, au resveil, quant le ventre lui bruyt,
Monte sur moy, que ne gaste son fruyt ;
Soubz elle geins, plus qu’un aiz ma fait plat.
De paillarder tout elle ùme destruyt
En ce bordeau ou nous tenons nostre estat.
Puis la paix se fait et elle me fait un gros pet,
Plus gonflé qu’un venimeux escarbot.
Ivres tous les deux nous dormons comme un sabot
Et, au réveil, quand le ventre gargouille,
Elle monte sur moi pour ne pas gâter son fruit ;
Je gémis sous elle, elle m’aplatit plus qu’une planche.
Elle me démollit à force de paillardise
Dans ce bordel où nous tenons notre état.
et la conscience de n’être que de passage dans l’une des carrioles bancales du destin, nous sommes aussi devant un homme qui n’en finit pas de rire, d’ironiser, de se moquer de son monde et de faire un énorme bras d’honneur à la société. De ce genre de bras la suite de ses legs en est pleine, d’Item en Item… de même en de même…
Item, riens à Jacquet Cardon,
Car je n’ay riens pour lui d’onneste
- Non pas que le gecte habandon -
Synon ceste bergeronnecte.
S’elle eust le chant Marïonnecte,
Fait pour Marïon la Peautarde
Ou d’Ouvrez vostre huys, Guillemecte,
Elle alast bien a la moutarde.
De même, rien à Jacquet Cardon,
Car je n’ai rien qui lui convienne
- Non pas que je le laisse tomber -,
Sinon si ce n’est cette bergeronnette.
Si on la chantait sur l’air de Marionnette,
Composée pour Marion la Peautarde
Ou d’Ouvrez votre porte, Guillemette,
Elle serait parfaite pour aller à la moutarde.
Je précise que Jacques, ou Jacquet, Cardon était un drapier fortuné de la place Maubert. Son nom, proche du verbe “carder”, possède ici un sous-entendu sexuel en fonction de Marïon le Peautarde qui était une prostituée… avec qui “aller à la moutarde” une fois l’huys bien ouvert…
Item, je donne à sire Denis
Hyncelin, esleu de Paris,
Quatorze muys de vin d’Aulnys,
Prins sur Turgis a mes periz.
De même, je donne à sire Denis
Hyncelin, élu de Paris,
Quatorze muids de vin d’Aulnys,
Volés chez Turgis à mes risques et périls.
du vin volé à celui-ci, et à celui-là…
Item, je laisse a mon barbier
Les rogneures de mes cheveux
Plainement et sans destourbier,
Aux savetiers mes soulliers vieux,
Et au freppier mes habitz tieulx
Que quant du tout je les delesse.
De même, je lègue à mon barbier
Les rognures de mes cheveux
Au complet, sans condition,
Aux savetiers mes vieux souliers,
Et au frippier mes habits tels
Qu’ils sont quand je les jette.
et encore et encore…
Item, a Jehan Trouvé, boucher,
Laisse Le Mouton franc et tendre
Et ung tacon pour esmouchier
Le Boeuf Couronné qu’on veut vendre
Et La Vache qu’on ne peut pendre.
De même, à Jehan Trouvé, boucher,
Je lègue Le Mouton frais et tendre
Et un fouet pour chasser les mouches
Du Bœuf Couronné qu’on veut vendre
Et La Vache qu’on ne peut pendre.
Ici le mouton et le bœuf légués au boucher n’ont aucun rapport avec les viandes à découper mais sont deux bordels de la rue de la Harpe… la vache est une taverne ou un autre bordel de la rue Troussevache qui s’ouvrait sur la rue Saint-Denis.
À tel point que François Villon est à peu près inaccessible à tous ceux pour qui le sérieux est la première clef d’une œuvre… à tous ceux pour qui sans gravité, sans solennité, il n’y a pas d’expression artistique… à tous ceux qui n’entendent pas le rire de François Morellet derrière ses traits et ses néons depuis les années 50, le rire d’Andy Warhol derrière ses boites de conserve vides à l’effigie de Marylin Monroe en 1962, le rire de Marcel Duchamp derrière sa Fontaine façon urinoir en 1917, le rire de Pablo Picasso derrière son taureau en forme de selle et de guidon de bicyclette en 1943, ou celui de Man Ray derrière sa photo détournée de Kiki-violon-d’Ingres en 1924.
Il n’y a pas d’un côté “Bérénice” et”Le Soulier de Satin”, dont Sacha Guitry avait dit “Heureusement qu’il n’y avait pas la paire”, et de l’autre “Jour de Fête”, “Têtes de pioche”, ou “Le Fil à la Patte”.
Le talent, le génie, n’ont pas de domaine déterminé une fois pour toutes.
Ils se posent n’importe où, n’importe quand, et parfois même n’importe comment…
Et n’importe-où-n’importe-quand-n’importe-comment c’est très exactement ce qui est arrivé lorsque le talent et le génie sont tombé au hasard sur le gosse d’une famille pauvre parmi les pauvres en 1431 ou 1432… Un gosse qui devait devenir, de catastrophe en catastrophe l’un plus grands poètes de l’histoire de la poésie française.
Icy se clost le testament
Et finist du povre Villon.
Venez à son enterrement,
Quant vous orrez le carillon,
Vestuz rouge com vermeillon,
Car en amours mourut martir :
Ce jura il sur son coullon,
Quant de ce monde voult partir.
Ici prend fin le testament
Du pauvre Villon.
Venez à son enterrement,
Quand vous entendrez le carillon,
Vêtu de rouge vermillon,
Car il est mort en martyr d’amour :
Il l’a juré sur sa couille,
Quand il a quitté ce monde.
Bibliographie
- On trouve les œuvres complètes de Villon dans plusieurs éditions de la version poche à la version de bibliophile.
- Les versions "modernes" des textes présentés ont été extraites des deux ouvrages suivants :
-
François Villon,Lais, Testament, Poésies diverses avec Ballades en jargon
Collection Champion Classiques -Edition bilingue. Traduction, présentation et notes par Jean-Claude Mühlethaler, © Éditions Honoré Champion.
- François Villon Poésies, Collection Poésie, édition établie, présentée et annotée par Jean Dufournet, Préface de Tristan Tzara, © Éditions Gallimard
Internet
Contribution de Jean-Louis Guitard