Devant nous s’allongent les ombres, quel sera leur rôle
sinon de prouver que nous en sommes responsables,
nous seulement ? Si les mots avaient eu quelque pouvoir,
le fleuve, en bas, où ne remuent que des reflets de murs,
ils en auraient interrompu le cours,
cette fois, la nuit tombe, et dans la chambre
une fenêtre est restée entrouverte,
l’air qui frôle les doigts n’arrive pas
à les détendre, les corps ne savent plus que faire obstacle,
nous ne nous voyons plus partir à la rencontre.
Quant aux poèmes, ils se remémorent par bribes
ce dont ils ont rêvé : tous disaient l’autre rive,
tous disaient aussi l’enfance éternelle.
(extrait) in L’autre nom du vent © L’Herbe qui tremble 2014, p.27
Ce dernier recueil de Pierre Dhainaut, L’autre nom du vent, illustré de photos de Manuela Böhme, débute par une concertation avec la mort, cette compagne fidèle.
Le premier chapitre, intitulé la mort une fois dite, évoque une à une les ombres aimées. Si j’interroge, c’est que j’espère me retrouver encore en pleine enfance, ce berceau de tous les possibles, auquel il a été arraché par le décès brutal de son père. Blessure irrémédiable certes, mais force et ferment de l’écriture, car rien n’est clos ni opaque. Une source ne cesse de jaillir, elle fendrait la terre aride, de son murmure elle rendrait l’étendue généreuse.Comment aurais-je survécu un jour de plus si j’avais cru la mort définitive ?
Pour le moment ce n’est qu’une bouffée. À peine,
gorge noire, lèvres noires, les ai-je articulées,
les premières syllabes, qu’elles désirent davantage.
Jamais un poème n’a su d’où vient la force qui l’ébranle,
du tréfonds, du dehors, aussi véhéments l’un et l’autre,
au moins sait-il qu’il ne doit pas douter,
que vibre en lui, que s’ouvre leur parole.
Ibid p.15
Une parole qui ne se renie pas, mais vient raffermir l’épaule de celui qui s’interroge. Pierre Dhainaut nous offre là un livre régénérant et modeste à la fois, à son image, où la donatrice demeure toujours la poésie.
En toute voix, une autre voix qui porte un nom de vent, La poésie.
Le second chapitre s’intitule Le port et le royaume. Son port et son royaume, il l’a choisi depuis longtemps, en s’installant à Dunkerque, face à la mer du Nord. Le petit enfant, qu’il dépeint et qui est peut-être le sien, a l’audace d’un explorateur. Chacun de nous s’y retrouve à l’âge des découvertes.
Il n’ira pas plus loin, mais pour lui déjà
c’est le bout du monde, à bout de souffle,
il a couru pieds nus parmi les flaques
en dispersant l’écume, en fixant l’horizon,
alors il s’agenouille, et d’un doigt qui effleure
le sable humide, il cherche à reproduire
ces mots des livres que l’on ouvre avant la nuit
pour que la nuit ne tombe pas, d’où s’évadent
ses amis à dos d’oiseau, à la proue d’un vaisseau,
qui feront ainsi le tour de la terre,
en un instant toute une vie : il a leur âge,
jamais il ne s’effraie, à l’écoute infinie des légendes
il est fidèle. Une à une , longuement,
les lettres qu’il dessine, puisqu’il ne sait
ni lire ni écrire, prennent la forme d’ailes, de voiles,
de nuages dont l’ombre en tressaillant
vole au ras des flots, de la plaine, de l’herbe ardente
après l’hiver, elles s’enchevêtrent, elles se délient,
en réinventent d’autres. Pourtant il ne l’ignore pas,
les vents l’affirment, les embruns vigoureux, la vague
reviendra se répandre en ses empreintes,
aucune n’y résiste, il continuera néanmoins
sans se soucier d’attendre. S’il ébauche un geste,
ce n’est pas à lui de l’achever, à la houle
qui redouble il en confie la charge, puis à l’air qui abonde
dans son tumulte : auprès de la mer un enfant
est toujours disponible, il n’appartient qu’à ce qui vient,
qui s’en va, qui demeure, le front vaste, ruisselant,
les yeux éblouis par le sel, les mains complices,
vulnérables, téméraires, il n’y a plus que des rivages,
pourquoi serait-il seul dans l’arche ?
ibid p.23
Puis pour éclaircir le sujet, il évoque les amis disparus et sans s’attarder, comme les enfants, imagine le monde le temps que le temps se féconde.
Outre-nuit
Et nous fermons les yeux, aurions-nous peur à ce point
de la nuit que nous en refusons le face à face
comme si,chaque fois, ce devait être la dernière ?
Nous ressemblons à ces enfants qui craignent le sommeil,
mais eux ne s’en vont pas sans l’assistance
d’une comptine, d’un conte offerts par une voix aimée,
une caresse aussi a déployé leur front,
les mots alors disent vrai, que réchauffe
la paume affectueuse, ils ne font qu’un rêve avec les rêves,
ils grandissent, ils agrandissent les rivages.
ibid p.31
Le dernier chapitre, Voix devenues paroles, est un précieux testament : les mots qui importent sont à venir, les premiers vraiment
Le poète, en nous livrant avec humilité son expérience, nous rappelle que le poème n’est pas seulement un moyen d’exprimer une émotion. Il nous met en garde contre la tentation de main mise sur la poésie, passée la première inspiration. Il s’autorise à formuler quelques conseils, qu’il s’adresse d’abord à lui-même, le plus important restant de consentir à l’imprévisible : n’attends aucun miracle, le miracle se produira.
À l’origine, une urgence, celle de dire, par exemple, en quoi nous a enchantés la contemplation d’un arbre ou bouleversés la mort d’un ami, et le poème, pensons-nous, sera le moyen le plus efficace. Mais une intention de ce genre n’a qu’une valeur transitoire, puisque les mots sont encore inertes. Notre intention, nous serions assez habiles pour la développer, nous reproduirions l’ordre du discours, qui ne dit rien, qui ne change rien. Le poème n’est pas un moyen, il est un intermédiaire, efficace, il ne le sera qu’en étant fidèle à lui-même, en allant autre part.
Ibid p.61
Il recommande deux qualités que d’ordinaire nous négligeons, la vigilance et le désintéressement. Ce n’est qu’ainsi qu’une voie se dégage, dont nous tenterons de ne pas dévier. L’avidité d’écrire nous conduirait à prendre possession des mots, or un poème ne peut se déployer sans la vertu d’écoute.
Qu’un mot, un mot pourtant que nous avons entendu ou prononcé bien des fois, retentisse, nous alerte, et c’est comme s’il nous prenait la main pour nous aider, nous réorienter. Nous voudrions en savoir plus, il se retirerait.
Ibid p.64
Comme l’amour qui n’est plus l’amour s’il s’estime comblé, la poésie ne se borne pas aux poèmes. Risquons-nous à nommer poésie le désir qui a voulu s’incarner dans une forme, il ne s’incarne que le temps de se recréer. Mais il n’existe pas plus d’art d’aimer que d’écrire. La poésie pourtant, aimons-la dans les poèmes, nous paraîtraient-ils approximatifs si nous leur opposons l’exigence qui est la sienne, ils ressemblent à ces mains que le feu attire, qui ne font que le frôler, mais tremblantes, la nuit ne les obscurcit pas.
ibid p.72
À vous , cher Pierre Dhainaut, le mot de la fin : N’y aurait-il rien après... la poésie se refuse à le dire. Elle est le bien commun. Nous ne mourons que de ne pas aimer.
Bibliographie
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L’autre nom du vent © L’herbe qui tremble 2014
Internet
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un article sur La Pierre et le sel à propos de l’œuvre de Pierre Dhainaut
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quelques articles à propos de ce livre et de l’auteur
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sur Recours au poème (grand choix de textes)
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sur Arfuyen
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sur Terres de femmes
Contribution de Roselyne Fritel