Sur cette terre
Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l’incertitude d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur les hommes, les écrits d’Eschyle, les prémices de l’amour, l’herbe sur les pierres, les mères se tenant debout sur un filet de flûte, et la peur que les souvenirs inspirent aux conquérants.
Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : la fin de septembre, une dame qui entre, de toute sa sève, dans la quarantaine, l’heure du soleil en prison, un nuage imitant une foule d’êtres, les acclamations d’un peuple accompagnant ceux qui montent vers la mort avec le sourire, et la peur que les chansons inspirent aux tyrans.
Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : sur cette terre, il y a la maîtresse de la terre, mère des commencements, mère des aboutissements. Elle s’appelait Palestine. Puis on l’appela Palestine. Dame, je mérite, parce que tu es ma Dame, je mérite la vie.
In La terre nous est étroite et autres poèmes, traduction de l’arabe de Élias Sanbar — © Poésie/Gallimard, 2000, p.214
On entend souvent affirmer que l’art n’a rien à voir avec la politique. Mais l’art peut-il se soustraire à la société dans laquelle il naît et dont il subit les influences, peut-il rester à l’écart des turbulences de l’actualité et de l’histoire ? D’une part, refuser la politique, c’est déjà faire un choix politique, d’autre part toute l’histoire de l’art, et en particulier celle de la poésie, est traversée par le lien des artistes avec leur temps. Si l’on peut regretter certains aveuglément partisans que certains, y compris les plus grands, ont commis, on peut dans le même temps se référer à l’œuvre de certains antiques, aux Tragiques de d’Aubigné, à certaines parts de l’œuvre de Hugo, plus près de nous à la poésie de la Résistance. Mahmoud Darwich est exemplaire de ce lien avec le monde qui l’environne puisque son pays est la Palestine et que toute son écriture ne cesse de se référer à ce nom et aux événements qui s’y déroulent depuis plus d’un demi-siècle bien qu’ils conseillaient aux jeunes poètes de "s’éloigner le plus possible de la question nationale, d’écrire pour la poésie et non pour exprimer le rejet de l’occupation, de ne pas prendre la Palestine comme sujet ni comme slogan" et qu’il ait voulu ne pas être prisonnier de ses engagements, qu’il ait tenu à écrire à distance de cette actualité douloureuse.
Mahmoud Darwich est né le 13 mars 1941 en Galilée non loin de Saint-Jean-d’Acre. En 1948, lors de la création d’Israël, sa famille est jetée sur les routes de l’exil au Liban. Elle reviendra un an plus tard pour découvrir que sa maison a été rasée. Darwich et les siens vivront dans le village de Dayr al-Asad. Il s’y fera remarquer par ses enseignants et découvrira très vite la poésie qui sera un moyen de se créer « une patrie dans la langue ».
« Mes premiers contacts avec la poésie se firent à travers des chanteurs paysans infiltrés et pourchassés par la police israélienne. Ils venaient la nuit au village, participaient aux veillées et disparaissaient à l’aube dans les montagnes. Ils chantaient des choses étranges que je ne comprenais pas, mais que je trouvais très belles et qui me touchaient... J’ai commencé par m’identifier à ces poètes itinérants. Bientôt je découvris les grandes épopées classiques arabes qui contaient les hauts faits de Antara ou d’autres preux et je me mis à imiter ces œuvres, à m’inventer des pur-sang et de belles héroïnes et à rêver de devenir poète... Un épisode précoce m’apprit que mes jeux étaient bien plus dangereux que je ne le croyais. J’avais douze ans lorsqu’on me demanda de lire un poème à l’école pour célébrer l’anniversaire de la création de l’État d’Israël ! ...J’écrivis un poème dans lequel je parlais de la souffrance de l’enfant en moi qui fut expulsé et qui, lorsqu’il revint, trouva quelqu’un d’autre habitant sa maison et labourant le champ de son père. Je le fis en toute innocence. Le lendemain, le gouverneur militaire me convoqua et me menaça, non de m’emprisonner, mais d’interdire à mon père de travailler, si je récidivais. Je trouvai la menace terrifiante. Si mon père était interdit de travailler, qui m’achèterait les crayons et le papier ? J’ai compris ce jour-là que la poésie est une affaire plus sérieuse que je ne croyais et qu’il me fallait décider de poursuivre ou d’interrompre ce jeu dangereux. »
Mahmoud Darwich continua d’écrire et connut la prison. Il s’engage politiquement dans le Parti communiste et sa poésie ne cesse de grandir en réputation. Il se fait le chantre de sa patrie et le défenseur de l’identité palestinienne. Le texte suivant deviendra un hymne dans tout le monde arabe.
Identité
Inscris !
Je suis Arabe
Le numéro de ma carte : cinquante mille
Nombre d’enfants : huit
Et le neuvième... arrivera après l’été !
Et te voilà furieux !
Inscris !
Je suis Arabe
Je travaille à la carrière avec mes compagnons de peine
Et j’ai huit bambins
Leur galette de pain
Les vêtements, leur cahier d’écolier
Je les tire des rochers…
Oh ! je n’irai pas quémander l’aumône à ta porte
Je ne me fais pas tout petit au porche de ton palais
Et te voilà furieux !
Inscris !
Je suis Arabe
Sans nom de famille — je suis mon prénom
« Patient infiniment » dans un pays où tous
Vivent sur les braises de la Colère
Mes racines…
Avant la naissance du temps elles prirent pied
Avant l’effusion de la durée
Avant le cyprès et l’olivier
...avant l’éclosion de l’herbe
Mon père... est d’une famille de laboureurs
N’a rien avec messieurs les notables
Mon grand-père était paysan — être
Sans valeur — ni ascendance.
Ma maison, une hutte de gardien
En troncs et en roseaux
Voilà qui je suis — cela te plaît-il ?
Sans nom de famille, je ne suis que mon prénom.
Inscris !
Je suis Arabe
Mes cheveux... couleur du charbon
Mes yeux... couleur de café
Signes particuliers :
Sur la tête un kefiyyé avec son cordon bien serré
Et ma paume est dure comme une pierre
…elle écorche celui qui la serre
La nourriture que je préfère c’est
L’huile d’olive et le thym
Mon adresse :
Je suis d’un village isolé…
Où les rues n’ont plus de noms
Et tous les hommes… à la carrière comme au champ
Aiment bien le communisme
Inscris !
Je suis Arabe
Et te voilà furieux !
Inscris
Que je suis Arabe
Que tu as raflé les vignes de mes pères
Et la terre que je cultivais
Moi et mes enfants ensemble
Tu nous as tout pris hormis
Pour la survie de mes petits-fils
Les rochers que voici
Mais votre gouvernement va les saisir aussi
…à ce que l’on dit !
DONC
Inscris !
En tête du premier feuillet
Que je n’ai pas de haine pour les hommes
Que je n’assaille personne mais que
Si j’ai faim
Je mange la chair de mon Usurpateur
Gare ! Gare ! Gare
À ma fureur !
In Chronique de la tristesse ordinaire, suivi de Poèmes Palestiniens — © Les éditions du Cerf, 1989.
Traduit de l’arabe par Olivier Carré
Si Mahmoud Darwich n’a jamais renié aucun de ses engagements politiques, il n’en fut pas moins soucieux d’affirmer qu’il est avant tout un poète. « Le politique, dénué d’approche culturelle ou d’imaginaire poétique, demeure de l’ordre du conjoncturel. » Dès les années 70, il élabore une esthétique de son écriture tandis que ses activités le conduisent à vivre au Caire puis à Beyrouth. Il fonde la revue Al Karmil.
Le poème du sable
C’est le sable.
Étendues d’idées et de femme.
Marchons en cadence vers notre trépas.
Au commencement les arbres élevés étaient femmes,
Une eau montante, une langue.
La terre meurt-elle comme l’homme ?
Et l’oiseau la porte-t-il en guise de vide ?
Je suis les commencements.
Je suis les fins.
Le sable est forme et possibles.
Une orange qui oublie volontairement mon premier désir.
Je vois dans ce que je vois, l’oubli. Il pourrait dévorer les fleurs et l’étonnement,
Et le sable est le sable. Je vois un siècle de sable qui nous recouvre
Et nous renvoie des jours.
Mon idée s’est égarée et ma femme s’est perdue
Et le sable s’est noyé dans le sable…
Je suis les commencements.
Je suis les fins.
Le sable est le corps des arbres à venir,
Nuages qui ressemblent aux pays.
La mer et le sommeil seront d’une seule couleur,
Les amants auront un seul visage,
Nous jetterons mille rivières dans les cours d’eau.
Et le passé est le passé. Aux élections des miroirs, il sera élu
Maître des jours.
Et le palmier est le père de la langue littérale.
Je vois, dans ce que je vois, l’empire du sable sur le sable.
Les trépassés ne souriront pas aux fêtes des tambours.
Adieu… Distances.
Adieu… Espaces.
Adieu chanteurs qui avez remplacé vos cithares par la Règle
Pour fusionner avec le sable…
Bienvenue à ceux qui sont malades de ma vision, bienvenue aux pluies violentes.
Je suis les commencements.
Je suis les fins.
Je vais vers le mur de mon exécution et, tel l’oiseau imbécile,
Je confonds la flèche et mon flanc.
Et mon sang est la chanson du grenadier en fleur. Je marche
Et je m’évanouis maintenant dans la tempête de sable.
Le sable viendra couleur de sable.
Tu rejoindras le poète dans la nuit
Et ne trouveras ni la porte, ni le bleu.
Mes mots se sont égarés et ma femme s’est perdue…
Viendront… Viendront deux amants
Qui saisiront les lys fuyant nos jours
Et diront face au fleuve : Qu’il fut bref le temps du sable.
Et jamais ne se sépareront.
Je suis les commencements.
Je suis les fins.
1977
In La terre nous est étroite et autres poèmes, traduction de l’arabe de Élias Sanbar — © Poésie/Gallimard, 2000, p.140
1982, c’est l’entrée des Israéliens au Liban et l’expulsion des Palestiniens. Darwich est de nouveau en exil. Il retrouve les accents de l’épopée pour dire ce qu’est cette nouvelle guerre, dénoncer les massacres de Sabra et Chatila.
L’exil et les voyages le conduisent à Tunis, au Caire puis à Paris. C’est l’occasion pour le poète de se poser des questions tant métaphysiques que formelles quant à son écriture.
En 1987, il est élu membre du comité exécutif de l’OLP et se fait le porte-plume de Yasser Arafat pour des discours. Il démissionnera après les accords d’Oslo avec lesquels il n’est pas en accord.
Passants parmi des paroles passagères
1.
Vous qui passez parmi les paroles passagères
portez vos noms et partez
Retirez vos heures de notre temps, partez
Extorquez ce que vous voulez
du bleu du ciel et du sable de la mémoire
Prenez les photos que vous voulez, pour savoir
que vous ne saurez pas
comment les pierres de notre terre
bâtissent le toit du ciel
2.
Vous qui passez parmi les paroles passagères
Vous fournissez l’épée, nous fournissons le sang
vous fournissez l’acier et le feu, nous fournissons la chair
vous fournissez un autre char, nous fournissons les pierres
vous fournissez la bombe lacrymogène, nous fournissons la pluie
Mais le ciel et l’air
sont les mêmes pour vous et pour nous
Alors prenez votre lot de notre sang, et partez
allez dîner, festoyer et danser, puis partez
À nous de garder les roses des martyrs
à nous de vivre comme nous le voulons.
3.
Vous qui passez parmi les paroles passagères
comme la poussière amère, passez où vous voulez
mais ne passez pas parmi nous comme les insectes volants
Nous avons à faire dans notre terre
nous avons à cultiver le blé
à l’abreuver de la rosée de nos corps
Nous avons ce qui ne vous agrée pas ici
pierres et perdrix
Alors, portez le passé, si vous le voulez
au marché des antiquités
et restituez le squelette à la huppe
sur un plateau de porcelaine
Nous avons ce qui ne vous agrée pas
nous avons l’avenir
et nous avons à faire dans notre pays
4.
Vous qui passez parmi les paroles passagères
entassez vos illusions dans une fosse abandonnée, et partez
rendez les aiguilles du temps à la légitimité du veau d’or
ou au battement musical du revolver
Nous avons ce qui ne vous agrée pas ici, partez
Nous avons ce qui n’est pas à vous :
une patrie qui saigne, un peuple qui saigne
une patrie utile à l’oubli et au souvenir
5.
Vous qui passez parmi les paroles passagères
il est temps que vous partiez
et que vous vous fixiez où bon vous semble
mais ne vous fixez pas parmi nous
Il est temps que vous partiez
que vous mouriez où bon vous semble
mais ne mourez pas parmi nous
Nous avons à faire dans notre terre
ici, nous avons le passé
la voix inaugurale de la vie
et nous y avons le présent, le présent et l’avenir
nous y avons l’ici-bas et l’au-delà
Alors, sortez de notre terre
de notre terre ferme, de notre mer
de notre blé, de notre sel, de notre blessure
de toute chose, sortez
des souvenirs de la mémoire
ô vous qui passez parmi les paroles passagères
In Palestine, mon pays : l’affaire du poème, © Paris, Minuit, 1988
En 1996, Darwich s’installe à Ramalah, retrouve son pays, y édite sa revue Al-Karmel.
Cette année, je lutte pour continuer à composer ma poésie ici, explique-t-il. Mes lecteurs attendraient de moi que j’écrive en réaction à la situation politique, que je commente l’Intifada. Je ne veux pas succomber à ces pressions et, pour parvenir à écrire chaque jour, je me réfugie parfois à Amman (Jordanie). Là, dans une chambre à moi, je continue mon œuvre poétique.
En 1995 il publie Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?, un recueil de textes autobiographiques puis en 1999, Le lit de l’étrangère, une suite de poèmes d’amour.
La nuit du hibou
C’est un présent que le passé ne rejoint pas
Arrivés à la limite des arbres, nous avons réalisé que nous n’étions plus capables d’attention
Et nous retournant vers les camions, nous avons vu l’absence
Empiler ses objets choisis et dresser
Sa tente éternelle autour de nous
C’est un présent que le passé ne rejoint pas
Le fil de soie coule des mûriers
Lettres sur le cahier de la nuit. Seuls
Les papillons éclairent notre hardiesse à descendre dans la fosse des mots étranges
Cet homme de peine était-il mon père ?
Je parviendrai peut-être à me tirer d’affaire
À naître de moi-même
À choisir pour mon nom des lettres verticales
C’est un présent assis dans le vide des récipients
Il scrute les traces des passants sur les roseaux du fleuve
Et polit d’air leurs flûtes
Puissent les mots, enfin limpides, nous laisser entrevoir les fenêtres ouvertes
Puisse le temps se hâter avec nous, et apporter notre lendemain dans ses bagages
C’est un présent hors du temps
Nul espoir de trouver ici quelqu’un qui se souvienne
Comment nous avons franchi la porte, vent
Et à quel moment
Nous sommes tombés du passé
Il se brisa sur les dalles en éclats
Et d’autres les rassemblent
Miroirs à leur image après nous
C’est un présent privé de lieu
Je pourrai peut-être me tirer d’affaire
Crier dans la nuit du hibou
Cet homme de peine était-il mon père
Qui me fait porter le poids de son Histoire ?
Je me transformerai peut-être au sein de mon nom, et choisirai comme il se doit
Les mots de ma mère et ses habitudes
Ainsi elle pourra me cajoler
Chaque fois que le sel effleure mon sang
Et me soigner
Chaque fois qu’un rossignol picore ma bouche
C’est un présent qui passe
Ici, les étrangers ont suspendu leurs fusils aux branches d’un olivier
Apprêté un dîner rapide de boîtes métalliques
Puis ils se sont élancés vers les camions
In Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude, © Actes Sud, 1996, Traduction de Élias Sanbar
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Il nous manquait un présent
Partons tels que nous sommes :
Une dame libre
Et son ami fidèle.
Partons ensemble dans deux chemins.
Partons tels que nous sommes, unis
Et séparés.
Rien ne nous fait mal,
Ni le divorce des colombes
Ni le vent autour de l’église …
Ou le froid au creux des mains.
Les amandiers n’ont pas assez fleuri.
Souris et ils fleuriront encore
Entre les papillons de tes fossettes.
Sous peu nous aurons un autre présent.
Retourne-toi, tu ne verras
Qu’exil, derrière toi :
Ta chambre à coucher,
Le saule de la place,
Le fleuve derrière les immeubles de verre
Et le café de nos rendez-vous … tous, tous
Prêts à se muer en exil.
Soyons donc bons !
Partons tels que nous sommes :
Une femme libre
Et un ami fidèle à ses flûtes.
Nos âges ne suffisaient pas pour vieillir ensemble,
Aller à pas lents au cinéma,
Voir l’épilogue de la guerre entre Athènes et ses voisines
Et assister sous peu aux cérémonies de paix entre Rome et Carthage.
Sous peu, les oiseaux quitteront un temps pour un autre.
Ce chemin ne fut-il que poussière
Habillée de sens ? Nous a-t-il conduits
En un voyage éphémère entre deux mythes ?
Comme s’il était nécessaire, que nous étions nécessaires :
Un étranger qui se voit dans les miroirs de son étrangère.
« Non, ce n’est pas mon chemin à mon corps. »
« Pas de solutions culturelles aux soucis existentiels. »
« Là où tu es, mon ciel est vrai. »
« Qui suis-je pour te restituer le soleil et la lune précédents ? »
Soyons donc bons…
Partons, tels que nous sommes :
Une amante libre
Et son poète.
La neige de décembre n’est pas assez tombée.
Souris
Et elle tombera, flocons sur les prières du chrétien.
Sous peu nous reviendrons à notre lendemain derrière nous,
Là où nous étions deux enfants au commencement de l’amour,
Jouant à Roméo et Juliette
Pour apprendre le lexique de Shakespeare…
Les papillons se sont envolés du sommeil
Ainsi que le mirage d’une paix rapide.
Ils nous couronnent de deux étoiles
Et nous mettent à mort dans le combat pour le nom
Entre deux fenêtres.
Partons donc
Et soyons bons.
Partons, tels que nous sommes :
Une femme libre
Et son ami fidèle
Partons tels que nous sommes.
De Babylone, nous sommes venus
Avec le vent
Et vers Babylone, nous marchons …
Mon voyage n’était pas suffisant
Pour que, sur ma trace, les pins
Se changent en mots de louanges du lieu méridional.
Nous sommes bons ici. Vent du nord,
Notre vent, et méridionales, les chansons.
Suis-je une autre toi ?
Et toi, un autre moi ?
Ce n’est pas mon chemin à la terre de ma liberté,
Mon chemin à mon corps
Et moi, je ne serai pas moi à deux fois
Maintenant que mon passé a pris la place de mon lendemain,
Que je me suis scindée en deux femmes.
Je ne suis ni orientale
Ni occidentale
Et je ne suis pas un olivier qui a ombragé deux versets.
Partons donc.
" Pas de solutions collectives aux obsessions personnelles. "
Il ne suffisait pas d’être ensemble
Pour être ensemble …
Il nous manquait un présent pour voir
Où nous étions. Partons tels que nous sommes,
Une femme libre
Et son vieil ami.
Partons ensemble dans deux chemins.
Partons ensemble
Et soyons bons…
In Le lit de l’étrangère, © Actes Sud, 2000, Traduction de Élias Sanbar
En 2004 dans un entretien accordé à Muriel Steinmetz pour l’Humanité, il dit :
Je ne crois pas que la poésie ait un rôle évident à jouer dans la lutte nationale. Son influence n’est pas immédiate. Elle constitue un voyage permanent entre cultures, temps et espaces. En ce sens, je ne crois pas en une poésie nationale. Comme le poète est le fils d’une époque et d’une langue donnée, il contribue sans doute à façonner l’identité nationale d’un peuple, en jouant un rôle d’ordre culturel mais il n’a pas à inciter à quoi que ce soit. Dans les années cinquante, sans doute, au sein du monde arabe et dans le monde entier — je pense à toute la poésie engagée, notamment, chez vous, à Aragon —, le poète a eu un rôle politique direct. Le monde était un peu moins complexe qu’aujourd’hui. Dans notre cas, l’occupation israélienne est une occupation longue à la différence de l’occupation allemande en France. Quel artiste peut jouer en permanence le rôle de poète de circonstance, de poète engagé dans le sens ancien du terme ? S’il prétend jouer ce rôle, l’occupation aura réussi à tuer aussi la poésie.
En 2006, paraît son dernier recueil, Ne t’excuse pas. En août 2008, il meurt aux États-Unis durant une opération à cœur ouvert. Il reste aujourd’hui la figure majeure de la poésie palestinienne du vingtième siècle pour avoir su écrire une poésie lyrique, métaphorique tout autant qu’esthétique. C’est à la fois une poésie d’engagement, de combat et une quête permanente de soi et de l’humanité au carrefour de plusieurs cultures.
Ne t’excuse pas – me dis je en secret
et dis à mon autre moi –
Voici tous te souvenirs, visibles :
l’ennui du midi dans la somnolence du chat,
la crête du coq,
le parfum de la sauge,
le café de la mère,
la natte et les coussins,
la porte en fer de ta chambre,
la mouche autour de Socrate,
le nuage au-dessus de Platon,
le diwân de la Hamâsa,
l’image du père,
Mu’jam al-buldân,
Shakespeare,
les trois frères et les trois sœurs,
les amis d’enfance et les curieux :
« Est-ce bien lui ? »
Les témoins ne sont pas d’accord.
« Peut-être que… et c’est comme si… »
Je demande : « De qui s’agit-il ? »
Ils ne répondent pas.
Je murmure à mon autre moi :
« Celui qui fut toi… est-il moi ? »,
mais il détourne le regard.
Les témoins se tournent alors vers ma mère
qu’elle témoigne que, moi, je suis lui…
À sa manière, elle s’apprête à chanter :
Je suis la mère qui l’a enfanté,
mais les vents l’ont élevé.
Je dis alors à mon autre moi :
Ne t’excuse qu’auprès de ta mère !
In Ne t’excuse pas, © Actes Sud, 2006, Traduction de Élias Sanbar
Bibliographie partielle
Internet
Contribution de PPierre Kobel