Notre ami Jean Gédéon, s'il manifeste ici par ses collaborations, ses talents de lecteur passionné et attentif, est aussi un poète dont l'écriture, quand elle ne se masque pas derrière le rire ou l'ironie, fait preuve d'une profonde humanité et de la difficulté de vivre.
Nous voulons durant cette semaine lui adresser un hommage amical et montrer les différentes parts de la palette de ses intérêts.
Il y a quelques temps, il nous accordait l'entretien que voici.
Dès l’adolescence, dans les années 1945/50, et avec de nombreux paliers.
J’ai fait mes études secondaires dans un lycée privé, et, à cette époque, mes seuls contacts avec la poésie, furent essentiellement scolaires, métrique, rimes et alexandrins.
En fait, nos professeurs ne nous parlaient jamais de littérature contemporaine, et nous n’avions qu’une vue très lointaine et parcellaire de la poésie du vingtième siècle.
Une exception, cependant, la rencontre de Prévert et de son recueil « Paroles », introduit en secret par un copain externe, dans les années quarante-six et que nous nous sommes passés pour lecture privée au dortoir, sous les draps et à la lampe électrique .
J’écrivais, à cette époque, et en secret, comme beaucoup d'ados des choses insipides, en vers réguliers et rimés qui n’ont pas survécu aux trente glorieuses.
Et puis, au fil du temps, j’ai appris à connaître des poètes contemporains aussi divers que Guillevic, Char, Bonnefoy, Tardieu, Roy, Michaux, Ponge, Di Mano, Espitallier, Tarkos, Emaz, pour n’en citer que quelques-uns, et sans oublier les poètes femmes, Chedid, Khoury-Ghata, Bancquart, Sanguineti, Rouzeau, Loiseau, Dorion, Dreyfus, avec lesquelles j’entretiens, en tout bien tout honneur, des relations très affectives.
C’est après ma retraite, voici une vingtaine d’années, que, l’esprit plus serein et dépollué des contraintes professionnelles, je me suis consacré, sérieusement à l’écriture. C’est devenu pour moi, au fil du temps, avec la photo, une façon de vivre dans la joie. Poésie et photo sont pour moi des disciplines jumelles, qui ont ce pouvoir mystérieux d’arrêter le temps, de le rendre revisitable à volonté et d’en figer les éphémères, une émotion, un coup de gueule, un regard pensif, une belle lumière.
- Quelles sont tes sources d’inspiration ?
Elles ne sont pas très originales. Ce sont, traditionnels, la vie, l'amour, la mort, le temps, l’espace, la complexité de la nature humaine, avec ses injustices perpétuelles envers les dominés, et la barbarie toujours présente derrière le vernis. Et comme tu vois, dans l’ensemble, rien que les banalités habituelles du lyrique. Mais ce n’est pas tant les thèmes qui comptent que la façon dont on les traite.
Au fond, ce qui m’intéresse vraiment, à travers ces thèmes, c’est ce qui, dans la nature humaine, se trouve derrière la façade où siègent les pulsions qui déterminent et orientent la personnalité de chacun. Nous croyons être libres et indépendants, et nous sommes, en fait, prisonniers de chaînes invisibles, celles de nos gènes, auxquels s’ajoutent le poids des acquis. Ce sont les ressorts qui m’intéressent, et moins leur détente.
Et, bien que non croyant, je m’interroge néanmoins sur la transcendance du monde dans lequel nous vivons. Il y a, peut-être, qui régit tout cela, une force inconnaissable, que j’appelle, faute de mieux, la vie.
Pour en revenir aux sources d’inspiration, mon premier recueil édité chez Encres Vives, « Ces rives incertaines » a été inspiré par la lecture d’un livre consacré aux E.M.I. ou « expériences de mort imminente. », cet état mystérieux de coma profond dont certains émergent quelquefois et racontent, entre autres, quelles visites leur ont été faites, les habits que portaient ces visiteurs et quelles paroles ont été échangées.
Un de mes autres recueils intitulé « Non Lieux » m’a été inspiré par la pitoyable course de ces gamins poursuivis par la police et qui ont fini grillés dans un transformateur électrique à Clichy-sous- Bois.
Quant à l’avant-dernier en date, « Matières Premières » ce qui m’a inspiré, ce sont les aventures, pitoyables, elles aussi, de ces jeunes africains, qui se laissent enfermer dans des conteneurs, ou embarquer sur des radeaux de fortune, dans l’espoir fallacieux de trouver une raison de mieux vivre dans notre pays de cocagne.
Tout cela est habillé et plus ou moins codé, de façon à laisser aux textes leur prétention poétique. Pour le pamphlet, il faut user d’autres armes, plus contondantes.
- Comment travailles-tu tes poèmes ?
L’inspiration, ou l’idée première, jaillit chez moi avec un fait-divers, un mot, un vers, une phrase, une musique, une peinture, qui fait résonance et me fournit le déclencheur d’un futur poème. Le premier jet écrit rapidement est, généralement assez touffus, et plein de redondances.
Je mets de côté le nouveau-né et le laisse mûrir pendant quelques jours, et quand je le reprends, tout ce qui est boiteux et inutile, me saute littéralement au visage. Je coupe, élague, modifie, en reprenant, au besoin, plusieurs fois, cette opération, jusqu’à la décision finale, toujours un peu angoissante, consistant à décider que le poème est terminé.
Ma façon de travailler l’écriture n’a rien d’originale et elle est probablement très semblable à celle de beaucoup d’autres auteurs, qui, comme moi, ne prétendent pas recevoir directement du dieu des poètes, des textes prêts à la publication.
Comme lecteur, j’apprécie peu l’écriture qui obéit à la mode de l’hermétisme pour l’hermétisme, et je préfère généralement les textes courts, concis, un peu avares de fioritures mais remplis de pépites secrètes.
Pour moi, la poésie, doit être, quelque part, en phase avec la musique et la peinture, et doit donc faire la part belle aux images, au rythme et à l’euphonie.
- Autrement dit, pour toi, c’est quoi la poésie ?
Je n’ai pas de réponse, car il n’y a pas, à ma connaissance, de définition générale de la poésie. Chacun a la sienne qui ne vaut que pour lui-même.
Pour moi, il s’agit de faire passer dans le texte, le sentiment fort, l’émotion de départ qui a déclenché le processus créatif. Et je n’ai pour cela à ma disposition, comme chacun, que les mots, ces outils passe-partout plus aptes à décrire le concret que l’insaisissable.
Il me faut donc, leur faire violence, les triturer, jouer avec leurs éventuelle polysémie, et les détournant, éventuellement de leur sens premier, organiser entre eux des rapprochements contre nature, et en jouant sur les découpages du texte, son organisation et sa mise en page, espérer que l’insolite et les images feront passer, à travers eux, le souffle de l’indicible.
Ce souffle impondérable existe-t-il dans mes textes, et mes éventuels et rares lecteurs le perçoivent-ils ? Je n’en sais strictement rien, faute de retour, et je ne suis pas du tout sûr de réussir à créer vraiment dans mon travail ce souffle émotionnel propre à toucher le lecteur.
J’essaie de me tenir au courant et je lis, comme précisé plus haut, beaucoup d’auteurs contemporains, lyriques, oulipiens, sonores, laborantins et autres rappants. Certains me rebutent ou me laissent indifférents, mais quand, assez souvent, je suis ému par une lecture, je me dis que là, il y a poésie, quelque soit la forme utilisée par l’auteur.
- A ton avis, comment se porte la poésie, aujourd’hui ?
La poésie, selon certains, n’arrête pas de mourir depuis des décennies. Elle se porte, peut-être, moins bien qu’autrefois, mais pas plus mal qu’au temps de Rimbaud, qui déjà, n’était guère connu que de ses pairs, a été contraint de publier à compte d’auteur, et a laissé à l’abandon, au fond d’une cave la majeure partie des exemplaires des Illuminations.
Aujourd’hui, le nombre de gens qui écrivent de la poésie est considérable, avec des critères de valeur allant de l’insipide au très talentueux. Il suffit de lire des revues sérieuses ou surfer sur des blogs Internet de première qualité comme Poezibao, pour se rendre compte que la poésie contemporaine est toujours bien vivace.
Simplement, dans notre société mercantile, où la culture n’est mesurée qu’à l’aune de sa valeur marchande, et où le seul critère de jugement culturel est le nombre d’exemplaires vendus, la poésie qui ne rapporte rien, ni aux éditeurs ni à ses auteurs, est condamnée à une existence souterraine.
Le principal problème de sa publication, et surtout de sa diffusion est, actuellement, je suppose, un problème financier. Elle est portée, en dehors des poids lourds de l’édition, qui en font leur danseuse, par un ensemble de micro éditeurs, provinciaux pour la plupart, disposant de moyens modestes et qui, bien souvent ne survivent qu’avec l’appoint financier de l'État. Le gouvernement actuel, pour lequel la culture, en général et la poésie en particulier, n’est pas prioritaire, est en train, paraît-il, de leur rogner les vivres. On peut, donc, s’attendre, dans les année à venir, à un certain nombre de disparitions.
Par ailleurs, faute de visibilité médiatique, la poésie, qui nécessite un apprentissage de décodage pour être appréciée, restera, et, sans doute pour longtemps, un pan opaque de la littérature, chasse gardée des poètes, des savants Trissotins qui adorent la glose, et de ceux qui aiment lire de la poésie contemporaine.
Mais il faut reconnaître, cependant, que certains poètes, donnent beaucoup d’eux-mêmes, en agissant concrètement sur le terrain, en organisant des lectures publiques, ou des interventions en milieu scolaire, qui devraient contribuer peu à peu à former un public.
- Et donc, quel avenir pour la poésie ?
Si j’en crois ce que vois dans mon petit cercle, et à la lecture des commentaires sur le sujet d’auteurs dignes de confiance, l’ego de beaucoup d’auteurs les conduit, semble-t-il, à ne s’intéresser qu’à leur propre production, sans jamais lire celle de leurs confrères.
C’est dommage, car si chacun des écrivants de poésie achetait, seulement, un ou deux recueils par an, la situation précaire des petits éditeurs serait probablement un peu améliorée.
J’ai, par ailleurs, de sérieux doutes concernant une éventuelle médiatisation de la poésie, que certains souhaiteraient faire entrer dans un système analogue à celui du roman industriel. Cette marchandise-là, dont le seul critère est le nombre d’exemplaires vendus, est douteuse. Cette poésie new-look y gagnerait probablement de rendre un peu plus rentable les collections poésie des grands éditeurs de littérature industrielle, mais elle y perdrait, à coup sûr, son âme.
Reste la poésie au grand large, sur Internet où on peut trouver blogs, revues, et éditeurs. On y côtoie le meilleur et le pire, mais c’est une piste intéressante et, peut-être, une promesse de plus grande visibilité et de débouchés pour l'avenir, à condition d’y aller avec prudence. On ne s’aventure pas dans la jungle sans armes de défense et de survie.
- Les nombreux voyages que tu as effectués à travers le monde ont-ils nourri ton inspiration ?
Pas immédiatement. De nos jours, le tourisme de masse organisé top-chrono, avec arrêts balisés chez les marchands dealers de commission à l’organisateur du circuit, ne sont guère propices à la littérature. On effleure juste un peu la surface des pays traversés en se contentant d’emmagasiner de la matière. Et c’est plus tard, au retour, que les souvenirs, éventuellement épaulés par la photo, jouent leur rôle de déclencheur, comme, par exemple, pour ces deux courts textes :
Benarès
Sa main brasille sur l’incandescence
corps en surchauffe
souriant à ses fantômes secrets
dans la cendre
Sa main étincelle
agrippée aux sarments
dans le champ des mille foyers
Sa main noire
de ses certitudes
à deux doigts de la source
Mayas
Chichicastenango
convergence de bariolages
étalés sur les marches
de l’autel œcuménique
Dans les fumées d’encens de boîtes
de conserves
et les fleurs de cimetière
sur les masques des morts
J'en ai, ainsi, une série sur différents pays qui trouvera, peut-être, place un jour ou l’autre, dans un recueil.
Je n’ai pas l’obsession de la publication, pour la gloriole. Il me semble, simplement qu’un travail de création, quelque soit son support, est, de nature, destiné à être lu, vu, ou écouté, à condition d’avoir une audience. Qu’il soit ensuite admiré, ou vilipendé, ressortit du subjectif et de la sensibilité de chacun.
Et ce n’est pas le nombre d’ouvrages publiés qui compte mais leur qualité. Certains poètes considérés aujourd’hui comme des grands et unanimement reconnus ont très peu publié.
Il y a, enfin, me semble-t-il, le souci, plus ou moins conscient, de laisser de soi, après son passage, ne serait-ce que pour les siens, un témoignage, une trace posthume, cette trace qui fait rêver, comme l’a dit justement René Char.
LA NAISSANCE DU JOUR
Les mains inexorables déployées en fer de lance
la rage du cœur et ses miasmes
plantés
au milieu d’un désert sans yeux
et le petit espoir barbelé du soldat inconnu
expérimentant jour après jour
son utopique travail d’orfèvre
Pour que naissent enfin les fleurs miraculeuses
de la bonté et de la compassion
Demain il fera jour
et soleil
Dans une note de lecture, parue dans « Bleu d'encre » n° 16. en décembre 2006 à l'occasion de la parution de Non lieux, Gérard Paris écrit : « Le rêveur impénitent entre le paravent des doutes et l'aubier d'une parole éteinte, tel phénix renaissant de ses cendres, trouant le voile du vide et les strates de la sidération pour atteindre les démons du jouir. Le poète, pratiquant l'osmose des inconciliables, révèle ses fantasmagories, toutes les momies pétrifiées de son histoire "J'ai mes totems frivoles mes statues votives / mon océan ridé / mes poudreuses oasis dans des déserts de lave / mes images odalisques devant lesquelles / mes génuflexions me courbent en ellipse".
C'est la fureur des esprits qui habite le poète à la recherche du noyau inaccessible et s'essayant à la poursuite de la vérité profonde derrière ces masques et marionnettes jouant avec les fils de l'inconscient; puis Jean Gédéon, se hissant hors de cette déchirure d'où suinte le non-dit, repart vers la vraie vie : "je suis parti comme je suis venu / ignorant / et tout nu" »
Entre mes doigts
coule le sexe de sable
la lune étire ses monts entre deux plis
La marée attend son heure
désir en oriflamme
comme un éclair dans la nuit
Écorces écorchées sur l'aube et sa sève
glissements indécis sur l'étoffe des brumes
palpitations douces dans l'entre-deux
Tremblements
du désir espérant
la trouée de lumière
2006
****
Peau d'âme
C'était un soir très rococo
Un soir de fièvre jaune
Et de noirs chevaux blancs
De seins nus sous les robes de voile
Qui mentent en souriant
C'était un soir très comme il faut
Pour faire un bond dans l'eau
Et s'unir à l'étoile
Bibliographie
- Ellipses © Amis de Thalie, 1998
- Sur un sentier obscur © Hélices Poésie, 1999
- Éblouissant l'obscur © Clapas, 2000
- Sur la touche liminale © Clapas, 2001
- La chair du Dieu suivi de Les béquilles de Satan © Editinter, 2003
- Ces rives incertaines © Encres Vives, coll. Encres Blanches, 2003
- Vézelay, un rêve de pierre © Encres Vives, coll. Lieu, 2004
- Les secrets © Encres Vives, coll.Encres Blanches, 2004
- Corpus © Hélices Poésie, 2005
- Rêvant la lumière © Encres Vives, 2005
- Non lieux © Encres Vives, 2006
- La surface est paisible © Encres Vives, 2007
- Matières premières © Encres Vives, 2008
- Crispations © Encres Vives, 2009
- Un jardin pour tous potages, © Contre-Allées n°25/26
- Le rire grinçant des automates, Encres Vives, 2010
- Estampes, inédit, 2010
- Gamineries, inédit, 2011
- Les obsolescences transitoires, inédit, 2011
En anthologies
- Les poètes et les Îles, © Grassin, 1998
- Entre deux nuits défaites, © Encres Vives
- Poésie sur Marne, © Hélices, 2007
- Héliopolis, chansons solaires, © CD Héliopolis, 2008
Nouvelles
- Petites salades vertes, auto-édition, 2010
Publications en revues dans : Décharge, Poésie 1/Vagabondages, le Chaînon Poétique, Résurrection, Froissart, Les Saisons du poème, Écrits Vains, Saraswati, Poésie Terrestre, Les amis de Thalie et autres revues.
Internet
PPierre Kobel