En 2010 un vieillard de 93 ans, au regard acéré, Stéphane Hessel, nous interpellait tous avec un petit ouvrage, modeste par la taille, mais puissant par le contenu : « Indignez-vous »
Notre époque violente, injuste, pleine d'incertitudes chaque jour plus inquiétantes donne une résonance particulière au livre de Stéphane Hessel. A travers les âges, nombreux sont les poètes qui se sont indignés. André Gide, en son temps affirmait : « Le monde ne sera sauvé que par des insoumis. Sans eux c'en est fait de notre civilisation, de notre culture de ce que nous aimions et qui donnait à notre présence sur terre une justification secrète. Ils sont, ces insoumis,« le sel de la terre » et les responsables de Dieu. ,
Voici quelques uns parmi ces insoumis.
Nazim Hikmet
La plus drôle des créatures
Comme le scorpion, mon frère,
Tu es comme le scorpion
Dans une nuit d’épouvante.
Comme le moineau mon frère,
Comme la bouche d’un volcan éteint.
Et tu n’es pas un, hélas,
Tu n’es pas cinq,
Tu es des millions.
Tu es comme le mouton mon frère,
Quand le bourreau habillé de ta peau
Quand le bourreau lève son bâton
Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau
Et tu vas à l’abattoir en courant, presque fier,
Tu es la plus drôle des créatures en somme,
Plus drôle que le poisson
Qui vit dans la mer sans savoir la mer.
Et s’il y a tant de misères sur terre
C’est grâce à toi mon frère,
Si nous sommes affamés, épuisés,
Si nous sommes écorchés jusqu’au sang,
Pressés comme la grappe pour donner notre vin,
Irais-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non,
Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.
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Abdellatif Laâbi
Abdellatif Laâbi, né en 1942 à Fès (Maroc) est un écrivain de langue française. Il fonde en 1966 la revue « Souffles ». Il est emprisonné dans son pays de 1972 à 1980. Il s’est exilé en France où il vit depuis 1985. En 2009 il reçoit le prix Goncourt pour l’ensemble de son œuvre.
Ils sont venus te chercher
Un jour
ils sont venus te chercher
toi aussi
ils ne pouvaient pas te pardonner
d’être la compagne
d’un poète insoumis
d’aimer un paria
et de le soutenir de ta propre résistance
Tu connus la nuit du bandeau
Le souterrain de la Question
tu entendis ces voix
d’outre-humanité
tonitruant menaces et sarcasmes
tu sentis devant toi
d’autres hommes (ô si peu hommes)
que tu savais tortionnaires et assassins
tu sentis près de toi
d’autres hommes (un peu plus qu’hommes ordinaires)
triés d’électrodes et de fouet mais le cœur intact ;
Voilà
il n’y plus rien à te cacher
des multiples contrastes
du pays du soleil
et puis
tu me revins
tu étais un peu pâle, amaigrie
mais dans tes yeux
il y avait une grande tache incandescente
où se noyait un petit grain d’inquiétude
Et quand tu es partie
et que la nuit enleva
les couches superficielles de ma fureur
j’ai pris une lettre pour t’écrire
et j’ai détaché du vif de ma chair
le cri le plus vigoureux de ma fraternité
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Yannis RITSOS
Yannis Ritsos est un poète grec né à Monemvasia en Laconie en 1909, et mort à Athènes en 1990. Après la chute des colonels en 1974, il obtient le statut de poète national.
Nous sourions du dedans.
Ce sourire nous le cachons maintenant
Illégal, le sourire
comme illégal est dcvenu le soleil,
Illégale, la vérité.
Nous cachons notre sourire comme nous cachons
dans notre poche la photo de notre bien-aimée
comme nous cachons l’idée de la liberté dans les plis
de notre cœur ;
Tous, ici-bas avons un seul ciel et le même sourire.
Demain, peut-être prendront-ils nos vies,
Ce sourire et ce ciel, ils ne peuvent pas nous les prendre.
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Alfonsina STORNI
Alfonsina Storni est une poétesse de nationalité argentine, née en 1892 en Suisse et décédée en Argentine en 1938, (atteinte d’un cancer, elle se suicide). Un monument à son honneur a été édifié sur le lieu de sa mort à Mar del Plata.
Carrés et angles
Maisons alignées, maisons alignées
Maisons alignées,
Carrées, carrées, carrées.
Maisons alignées,
Les gens ont maintenant l’âme carrée.
Les idées en rang,
Et un angle sur le dos.
Moi-même j’ai versé hier une larme,
Mon Dieu, carrée.
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MAIAKOWSKI
Maïakovski grand poète russe se réclamant du futurisme, est né en Géorgie en 1893 et décédé à Moscou en 1930,(il se suicidera).
Prologue
Votre pensée
qui rêvasse sur un cerveau ramolli
comme un laquais trop gras sur une banquette sale,
je vais la provoquer avec le chiffon du cœur
et je me dériserai tout mon saoûl, impudent et mordant.
Je n’ai pas dans l’âme un seul cheveu gris,
non plus que de tendresse sénile !
Entonnerant le monde par la puissance de ma voix.
je marche dans la beauté
de mes vingt-deux ans.
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Arthur RIMBAUD
Arthur Rimbaud, le grand poète français, est né à Charleville en 1854 et est décédé à Marseille en 1891.
TRAVAILLER maintenant, JAMAIS, jamais : je suis en grève.
Maintenant je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprenez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faut de dire : je pense. On devrait dire : On me pense. Pardon du jeu de mots. JE est un autre.
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Françoise ASCAL
Et parmi ces poètes, deux textes de Françoise Ascal, déjà mise à l’honneur dans ce blog où s’expriment sa lucidité sur notre époque et sa profonde humanité :
Le printemps travaille les arbres du parc.
Il agite les humeurs comme les sèves.
L’énergie « cosmique » se fait-elle sentir dans les corps abandonnés sur une bouche de métro, parmi les cartons éventrés ? Atteint-elle ceux que nous jetons dans les marges, ceux que nous condamnons à dériver sans fin ?
Est-ce qu’une fleur de marronnier un instant balayée du regard ouvre un instant d’enfance dans les vies les plus cassées ?
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Je doute.
Doute carcéral.
Vertige des hauts murs sans issue.
XXI° siècle poursuivant le travail de sape du précédent, resserrant les nœuds.
Et bientôt qui respira sous les déchets, sous les nappes de pétroles et les bilans boursiers, sous les tentes de réfugiés, sous l’expansion des cellules cancéreuses, sous les chairs greffées aux machines, sous les nanoparticules, sous le sang sanglant des despotes de l’ombre ? Quel souffle menu, dans quelle poitrine anonyme, rescapé de quelle mutation ?
Contribution de Hélène Millien