Déjà dans l’antiquité les Anciens avaient remarqué combien la poésie et la peinture vont de pair, lorsqu’ils considéraient le poète Homère comme « le meilleur des peintres ». De même Aristote, et plus tard le poète Horace dans son Art Poétique, déclaraient que la peinture et la poésie sont « comme deux sœurs ». Ce point de vue se poursuivra à la Renaissance, puis à l’époque classique. Depuis plus d’un siècle une grande complicité s’est manifestée entre peintres et poètes, à l’exemple de Baudelaire avec Manet, d’Apollinaire avec Derain, de Max Jacob avec Picasso, et de tant d’autres.
L’écrivain et poète Yves Peyré analyse la rencontre de ces deux formes d’expression au sein d’un même espace, à savoir le livre. Le résultat de ses recherches fut proposé au public lors d’une exposition à Paris, dans la Chapelle de la Sorbonne, en 2001- 2002. En même temps que fut publié, chez Gallimard, son ouvrage Peinture et Poésie, le dialogue par le livre, 1874 – 2000.
Pour dresser une histoire du « livre de dialogue » entre peintres et poètes, Yves Peyré avait sélectionné plus de 120 exemplaires issus du fonds de la prestigieuse bibliothèque littéraire Jacques Doucet, qu’il dirigeait alors. Autant d’œuvres souvent méconnues, puisqu’éditées en tirage limité, et mises entre les mains de quelques rares chercheurs. Une exposition remarquable, proposant au regard du grand public une alchimie parfaite, avec la fusion exceptionnelle en un même objet, le livre, de ces deux formes de création que sont l’écriture poétique et l’art pictural, sans que l’une ou l’autre prédomine.
En France, le dialogue entre peinture et poésie s’instaure, notamment entre Manet et Baudelaire. Charles Baudelaire, grand amateur d’art, aimait particulièrement les toiles de son ami le peintre Édouard Manet, dont le tableau « Lola de Valence » lui avait inspiré ce quatrain :
Entre
tant de beauté que partout on peut voir,
Je comprends bien, amis,
que le désir balance ;
Mais on voit scintiller en Lola de
Valence
Le charme inattendu d’un bijou rose et noir.
Ainsi Baudelaire fut l’un des initiateurs de cette rencontre entre peintre et poète, lui donnant une de ses premières impulsions.
Mais c’est avec Stéphane Mallarmé que le dialogue entre peinture et poésie va s’ouvrir à la modernité, pour donner naissance à un nouveau mode de création.
Entre Manet et Mallarmé la reconnaissance, la rencontre et l’amitié allaient de soi. Si bien qu’ils créèrent ensemble L’Après-midi d’un Faune (1876), un mince volume d’une innovation prodigieuse, mais qui resta sans écho, se concluant par un échec commercial cuisant.
Le livre de dialogue tient lieu du « miracle », lorsque « deux parallèles se sont rejointes » dans l’espace commun du livre, nous offrant « un tangible entrelacs des extrêmes », selon la belle formule d’Yves Peyré (p.30). Or de tels miracles n’ont pas lieu tous les jours. Dans la période qui suivit, le marchand de tableau Ambroise Vollard, en accordant toute la place au peintre, relégua le poète dans l’ombre, empêchant toute forme de dialogue. Mais Mallarmé et Manet n’ont pas œuvré en vain. La flamme demandait à être reprise. Ce sera chose faite en 1909.
L’année 1909 marque le point de départ d’une innovation permanente avec L’Enchanteur Pourrissant. Cette fois nous assistons à la rencontre de trois hommes. D’abord un marchand de tableaux, Henri Kahnweiler, qui a le génie d’accorder autant d’importance à la peinture qu’à la poésie. Songeant à faire une publication, il se tourne d’abord vers un poète, choisissant Guillaume Apollinaire, alors que celui-ci n’a encore rien publié d’important. Et laissant au poète le choix du peintre. On ne compose pas un attelage de l’extérieur ; c’est aux partenaires de se choisir. Apollinaire choisit André Derain.
L’Enchanteur Pourrissant sera à la fois le premier livre publié par Kahnweiler, la première publication d’Apollinaire et le premier livre illustré par Derain. De cette alliance parfaite est né un livre parfait, atteignant d’emblée le point de non-retour.
En 1911, Kahnweiler décide de poursuivre l’expérience. Apollinaire choisit cette fois Raoul Dufy, ce qui aboutira à la création de Bestiaire, dont voici 3 courts poèmes.
Voici la fine sauterelle,
La nourriture de saint
Jean.
Puissent mes vers être comme elle,
Le régal des
meilleurs gens.
Incertitude, ô mes délices
Vous et moi nous nous en
allons
Comme s’en vont les écrevisses,
A reculons, à
reculons.
La carpe
Dans
vos viviers, dans vos étangs,
Carpes, que vous vivez
longtemps !
Est-ce que la mort vous oublie,
Poissons de la
mélancolie.
Puis ce sera Max Jacob qui choisira Pablo Picasso, pour illustrer deux de ses livres, Saint Matorel , en 1911 et Le Siège de Jérusalem, en 1914. Cette fois la voie royale est tracée.
Alors que la plupart des éditeurs ont souvent manqué de hardiesse et de discernement et n’ont pas su répondre à l’attente de poètes et de peintres qui étaient prêts à faire équipe, quelques-uns cependant, particulièrement audacieux, se sont montrés capables de « tisser un fil d’or reliant les cimes de l’impossible ».
À l’exemple de Jean Aubier, qui publia en 1956 Bagatelles Végétales de Michel Leiris, illustré par Joan Miro. Le dialogue devient un vrai « trialogue » entre l’éditeur, le poète et le peintre, lorsque l’œuvre est née dans la ferveur d’une si étroite collaboration.
Même réussite avec l’éditeur Aimé Maeght, qui a toujours eu le désir d’allier des poètes et des peintres susceptibles d’incarner un affrontement amoureux, sans jamais se préoccuper du côté rentable de l’édition. Maeght sera l’homme des alliances réussies, comme par exemple avec Parler seul de Tristan Tzara, illustré par Joan Miro (1948-1950). Une création admirable, où les deux artistes se sont élancés ensemble pour la 3ème fois dans un dialogue qui s’est prolongé durant quatre ans.
Selon Yves Peyré, sur l’étendue d’un siècle, un peu plus d’une centaine de livres seulement scandent le parcours du livre de dialogue. Un parcours foisonnant, dont la diversité témoigne de la richesse de cette forme unique de création et de sa capacité constante à se renouveler. Avec pour unique défi de faire tenir en un seul espace, celui du livre, peinture et poésie. Aucune recette ne s’impose. Les modalités sont donc infinies. Mais à chaque fois, tout est à inventer. Grâce au génie de Kahnweiler, et plus tard à celui de Maeght, menaces et dangers furent combattus sans relâche. Il fallait à tout prix éviter que l’entreprise ne soit réduite à un livre de peintre ou à une édition de luxe.
Mais selon Yves Peyré depuis la disparition de l’éditeur Maeght une crise se dessine. Autrefois le compagnonnage et la fraternisation des artistes étaient de règles dans des lieux tels que Montmartre ou Montparnasse. Aujourd’hui les librairies ou les galeries n’étant bien souvent que des lieux de passages ou d’escales, peintres et poètes sont beaucoup plus voués à la solitude, contre laquelle il leur faut lutter, s’ils veulent faire le choix d’un partenaire avec lequel ils vont pouvoir entrer dans un véritable dialogue de création.
Toutefois il est rassurant de constater que bon nombre de poètes et de peintres ont la volonté de poursuivre aujourd’hui un tel dialogue. Comme par exemple Françoise Ascal, qui, à la suite d’une visite de l’atelier d’Alexandre Hollan, découvre une série inédite de fusains, Têtes en méditation. Devant l’originalité de ses visages aux yeux clos, alors que le peintre représente habituellement des arbres, elle choisit plusieurs dessins et écrit les poèmes qui l’inspirent, pour en faire un recueil, qu’ils publient ensemble, Si seulement, chez Calligrammes, en 2008.
Ou bien Odile Caradec, qui publie depuis plus de trente ans des recueils illustrés par des encres ou des dessins couleur de Claudine Goux, notamment aux Éditions En Forêt / Verlag Im Wald : comme Vaches automobiles violoncelles (1996), Chats dames étincelles (2005), En belle terre noire (2008), ou encore Le ciel, le cœur (2011).
Ou encore la démarche originale de Lydia Padellec, passionnée de poésie et d’art plastique, qui crée en 2010 les Éditions de La Lune bleue, où elle publie six livres par an, tirés à 50 exemplaires, chacun numéroté et signé par les auteurs. C’est elle qui, sur un coup de cœur, choisit deux artistes, sollicitant généralement le poète en premier, comme avec Au plateau des Glières, poèmes de Hervé Martin, gravures de Valérie Loiseau (sept 2010). Ou Indéfinitif présent, poèmes de Mario Urbanet, aquarelles d’Alexandrine Lang (avril 2011). Mais parfois à l’inverse, comme pour L’homme qui fermait les yeux, les poèmes de Marc Deleuze étant écrits à partir des aquarelles de Marc Giai-Minet (mars 2012).
Du côté des maisons d’édition, Voix d’encre poursuit depuis 1990 l’héritage transmis par René Char : « Je me fais violence pour conserver, malgré mon humeur, ma voix d’encre » (Feuillets d’Hypnos). Une maison d’édition où importe avant tout le dialogue du peintre et du poète par les soins de l’éditeur, et qui publia par exemple Demeures de mots et de nuit, poèmes de Cécile Oumhani, illustrés par la Coréenne Myoung-Nam Kim (2005), ou dernièrement Dans l’insomnie de la mémoire, poèmes de Bernard Mazo, illustrés de lavis de Hamid Tibouchi (2011).
Depuis 1978, les éditions Æncrages & Co, créées pour promouvoir la poésie et l’art contemporain, ont réalisé plus de 200 livres d’artistes, comme Le Naufragé de Valparaiso de Luis Mizon, accompagné de linogravures de Caribaï Migeot (2008), ou plus récemment Lignées de Françoise Ascal, avec des dessins de Gérard Titus-Carmel (2012).
On peut citer également Al Manar Poésie, Éditions Alain Gorius, qui vient de publier Une histoire avec la bouche de Marie Huot, illustré de dessins en quadrichromie de Diane de Bournazel (2012).
À
signaler également les Éditions Le Silence qui roule, qui ont
publié en 2012 Même la nuit, la
nuit surtout, un poème inédit de
Pierre Dhainaut, accompagné de 9 gravures originales, eaux fortes et
aquatintes de Marie Alloy. Un livre d’artiste tiré à 20
exemplaires, numérotés et signés par l’auteur et l’artiste.
Ce rapide tour d’horizon permet de constater que l’impulsion donnée au siècle dernier par des éditeurs de génie, comme le furent Henri Kahnweiler ou Aimé Maeght, continue de produire aujourd’hui de beaux fruits.
Bibliographie
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Peinture et poésie, Le dialogue par le livre, par Yves Peyré, © Gallimard, 2001
Internet
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Françoise Ascal,un rêve de verticalité, et L’arpentée, sur la Pierre et le Sel (29/08/2011)
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Odile Caradec, une libre poésie, sur La Pierre et le Sel (08/08/2011)
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Un entretien avec Lydia Padellec sur La Pierre et le Sel (12/06/2012)
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Ma mère, toujours ma mère, un poème de Hervé Martin, sur la Pierre et le Sel (21/12/2012)
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Bernard Mazo, dans la chaleur partagée de la poésie, sur la Pierre et le Sel (04/09/2012)
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Pierre Dhainaut, l’accueil où souffle, sur la Pierre et le Sel (09/05/2012)
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Pierre Dhainaut, en la complicité des souffles, sur la Pierre et le Sel (18/10/2012)
Contribution de Jacques Décréau