Les mots tombent de moi, sans poids, plus nuls qu'un songe (…) J'y murmure très seul des silences plus ténus que moi-même (…) J'y suis contrebandier d'indicibles souffrances ; en me cachant de tous je les porte au marché ainsi se dépeint le poète, Armand Robin, au début de son recueil, Ma vie sans moi, titre qui annonce déjà la couleur, paru en 1940 chez Gallimard.
Il y présente ses deux parents, sa mère pieuse et aimante, morte sept ans plus tôt et son père rude et taiseux ; ils sont des cultivateurs et d'acharnés travailleurs des Côtes du nord d'alors, bretons parlant breton à la maison dont il est le huitième et dernier enfant.
Lui, le voici :
Mon pays
Je vous viens d'un pays en dedans des souffrances
Où je dois me créer grâce à mes créatures ;
J'y possède depuis mon premier souvenir
Un cheval immobile qui mâche de biais
Son trèfle et j'y possède ce trèfle qui lui tire
En gamin sur les dents pour être enfin mangé
(extrait) in Ma vie sans moi, © Poésie/Gallimard 2004, p.43
Dans Prière II, il fait parler ainsi sa mère :
Il faut me croire, bon petit Dieu,
S'il est si dur pour vous, c'est qu'il n'est pas heureux.
Il vit parmi des signes, très noirs, qui ont une vie,
Et dont s'occupent les beaux messieurs très riches ;
Il les dessine sur du papier le soir sous notre lampe
Et c'est tout tacheté comme une pomme de novembre.
Vous êtes bien témoins, je lui disais les premiers soirs :
« C'est mal , Armand, de ne pas aller dormir,
« De ne pas suivre cette ombre que Dieu nous donne
« Pour qu'entre lui et notre peine il n'y ait plus personne. »
Mais il n'a pas voulu et maintenant c'est lui qui gronde :
Tout un vitrail de joie traverse nos pauvres murs,
Et, regarde, mère, il n'y a plus de lassitude,
Me dit-il sans bouger pendant que je tricote,
Mais moi je ne vois rien qu'un miracle bien triste
Et je m'en vais toute petite pleurer sur lui près des talus.
Ibid p.34
Et dépeint ainsi son père dans Le vieux paysan
(...)
Et voilà dans ce grand village ce très vieux père,
Qui médite près des meules pendant la sieste en été ;
Il ne faut pas le déranger pendant qu'il fume,
Accoudé sous sa pipe, entoiletté de feuilles ;
Il contemple avec une inquiétude inerte cette étendue
Où pèse sur lui quelque chose qu'il ne sait pas nommer,
Et nul ne peut lui dire que c'est la solitude ;
Il a déjà beaucoup peiné, mais n'a jamais songé qu'il peine
Ce qu'il a pu se dire lui tire sur les traits.
(…)
La nuit, les paroles, plus près de lui, vont et viennent,
Légèrement comme les ombres qui restent des objets,
Mais cet homme trop vieux les fuit, les écarte du coude ;
Même les mots qui font du bien lui meurtrissent son âme rude.
(...)
(extrait) Ibid p.37 et 38
Dès les premières pages de ce recueil, le lecteur est saisi par l'originalité de l'écriture, la finesse d'analyse des sentiments, le parler franc et l'expression d'un déchirement intérieur subtilement exprimé de celui qui, ayant quitté sa condition première, demeure pour toujours écartelé entre deux mondes.
Élevé à la ferme, il entre à l'âge de six ans, à l'école publique où il apprend le français, puis intègre, dès la 7ème, le séminaire Notre Dame de Campostal à Rostrenen, où il apprendra l'anglais, le latin, le grec.
Pourquoi et comment sa vie prend-elle ce tournant ? L'élève brillant a visiblement des dons, qui l'ont fait remarquer à l'école publique et qui lui ont valu des recommandations en haut lieu, probablement de Monsieur le curé confident et conseiller des familles, à l'époque. Cette éducation privilégiée éloignera immanquablement et malgré lui, le jeune homme des siens, au propre comme au figuré.
Me conduire en des lieux écartés
Avant que ma voix ne devienne isolée, j'eus mon pays près de moi. Les fontaines, les joncs, les chevaux étaient les relais de mes voyages ; de lentes et claires eaux étaient mes promenades ; l'herbe ployante sous les vents était mes pas et mon sommeil était d'un feuillage tendrement et lentement gonflé de bruits.
(…)
(extrait) In Le cycle du pays natal, © La part commune, 2010 p.66
Le poème, qui suit, ouvre Le monde d'une voix, poèmes et fragments posthumes, publiés en 1968 après la mort du poète, chez Gallimard. Cette édition actuelle qui fait suite à Ma vie sans moi, si elle a le mérite d'être disponible est cependant beaucoup moins recommandable que celle de Françoise Morvan qui rassemble textes et photographies de Armand Robin dans Le cycle du pays natal édité par La part commune en 2010. Ces textes traduisent parfaitement la fracture intérieure, dont souffrira le poète le restant de sa vie :
O miens si obscurs...
O miens si obscurs, pour me garder près de vous il me faudrait pendant toute ma vie le moins de mots possible et chaque jour, malgré ma nouvelle existence, une retraite près des plantes, une main passée dans la crinière des chevaux. Pour rester près de vous malgré moi, malgré ma vie, j'ai vécu toutes mes nuits dans les songes et, le jour, je me suis à peine réveillé pour subir une vie où je n'étais plus.
In Le cycle du pays natal, © La part commune, 2010 p.94
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L'illettré
Devant les bois, les blés j'étais béat benêt :
Je lisais ce qui ne se lit pas :
Les nuages, les vents, les rochers, les ébats
De la lune dans les bois.
Et le ciel avec son grand étang courbé
Où le soleil tout le jour accroît son caillou,
Onde par onde, et le déferlement changeant
Des nuages disposaient de moi.
Les arbres tournaient lentement en moi
Leurs pages tantôt bruyantes, tantôt muettes,
Tantôt épaisses et jaunies, les saisons
Me donnaient des leçons.
In Le cycle du pays natal, © La part commune, 2010 p.50
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Moi
Les arbres pour toujours m'ont couvert d'un langage
De feuilles, de printemps, de fraîcheur, de rosée
Infini, inlassé,
Mais aujourd'hui
Je veux être avec les signes du monde entier,
Je veux être avec les hommes partout dans le monde entier
In Fragments, © Gallimard, 1992, p.117
Jean Guéhenno, qui sera son professeur en khâgne et restera son ami, étant lui-même issu de condition modeste, confirme “l'arrachement que représente un tel destin, on parle de la démocratisation de l'enseignement, ce n'est pas facile et c'est souvent un drame et ça a été un drame pour Robin”.
Le 12 mai 2012, la Librairie La Lucarne, située dans le 19ème arrondissement de Paris, proposait un spectacle en solo, intitulé Je viens de la solitude, Armand Robin., interprété par un jeune comédien, Nicolas Mourer, à partir de la vie et des poèmes de Robin.
Claire Fourier, poète et romancière, originaire de Brest, présente dans l'assistance ce soir-là, évoqua la similitude de destin entre son propre père et Armand Robin, élèves l'un et l'autre du même collège à Rostrenen, et qui lisaient Homère tout en gardant les vaches. Claire Fourier par ailleurs, nous signale un article, Armand Robin, anarchiste de la grâce, à paraître prochainement dans la Revue bretonne Hopalà ! ainsi que le livre de Robin, Le combat libertaire édité chez Jean-Paul Rocher par Jean Bescond.
Armand Robin écrit : « Toute biographie est destructive, subversive ; elle refait à rebours la route conquise pas à pas par chaque homme en sa vie ; il faut laisser à la police ce genre littéraire. »
C'est donc sans jouer au gendarme qu'il convient de poursuivre jusqu'au bout cette biographie.
Il passe la première partie du baccalauréat à 16 ans, en « candidat libre », car son esprit frondeur lui cause déjà quelques difficultés auprès des instances supérieures. Ses comparses de lycée le surnomment “ Voltaire”. Inscrit en khâgne, au lycée Lakanal de Sceaux, il prépare le concours d'entrée à l'École normale supérieure auquel il échoue.
Inscrit en licence de lettres à la faculté de Lyon et aussi en langues, il se passionne pour les langues finno-ougriennes et ouralo-altaïques, en même temps qu'il apprend le russe et le polonais. C'est le début d'une aventure culturelle, qui le mènera à comprendre selon ses dires une vingtaine de langues.
Ce jeune homme issu d'un “peuple muet” va se passionner pour les langues rares et se faire le défenseur de tous les peuples bâillonnés de son époque, qui n'en manque pas ! Ce savoir élargi, brillamment acquis, fera de lui “un homme universel” mais aussi un être de plus en plus marginal et de plus en plus seul. Le ton de nombre de ses poèmes ne laisse aucun doute sur son incorruptible droiture !
L'insensé d'un temps d'insensés
Surgi des illettrés, je n'ai eu personne pour m'expliquer
Combien il faut mentir pour être sauvé ;
J'ai dit devant n'importe qui ce que je croyais vrai,
Il faut désespérer de m'apprendre à tromper,
Je ne serai jamais un civilisé.
(extrait) In Ma vie sans moi, © Poésie/Gallimard, 2005, p.109
****
Langues
J'ai commencé par le breton,
brume exquise où l'âme se mire d'une brume à l'autre
Et n'arrive jamais à se dévoiler
(extrait) In Fragments, © Gallimard, 1992, p.76
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En tout, partout, je tiens debout
(...)
Jamais je n'ai séparé les terres.
Tous les cris bafoués dans ma bouche ont remué,
Ont repris vie
Furent à neuf sur mon sang respectés.
(…)
(extrait) in Ma vie sans moi, © Poésie/Gallimard 2004, p.88
Durant l'été 1933, il voyage : l'Allemagne, où il est frappé par la montée du nazisme, la Pologne puis l'URSS, où il travaille, dans un kolkhoze.
Il en revient totalement désillusionné du Parti Communiste et révolté de l'asservissement et du musèlement de tout un peuple, il ne cessera plus de vilipender le régime stalinien auprès de ses chantres, se mettant à dos toutes les personnalités du Parti et bon nombre de ses poètes influents.
Le combat anarchiste de Robin commencé en 1936-38 sera celui de toute une vie.
En 1936, après avoir échoué volontairement à l'oral de l'agrégation, il ne vit que d'articles, de critiques littéraires, de traductions et des quelques cours qu'il donne.
Par chance, au même moment Hommes sans destin, première partie de Le temps qu'il fait, paraît dans la revue Europe, mais il décide de rompre avec cette dernière, la trouvant trop assujettie au PCF. Il publie alors régulièrement à partir de 1937, dans la revue chrétienne Esprit, fondée par Emmanuel Mounier, et ceci jusqu'à son installation en zone libre en 1940. Il donne par la suite quelques poèmes à la Nouvelle Revue Française, tout en continuant à étudier des langues rares et variées. Il se lie alors d'amitié avec Jules Supervielle et Jean Paulhan.
En 1938, ce dernier publie dans la revue Mesures, les premières traductions de Robin du poète russe Éssénine.
Son premier recueil Ma vie sans moi, publié par Gallimard en 1940, comporte pour moitié ses non-traductions de poètes étrangers, étrangement proches de ses propres poèmes, se prolongeant et se renforçant, elles sont passés sous silence par la critique de l'époque, alors qu'elles sont capitales et innovantes à ses yeux. Par contre, les 16 poèmes personnels sont remarqués par le public spécialisé : il obtient avec Jean Follain une bourse Blumenthal et figure, en 1942, parmi les lauréats possibles du Prix de l'Académie Mallarmé.
Lors des deux rééditions suivantes de Ma vie sans moi, en 1970 et en 2005, Gallimard n'a pas jugé utile de reproduire les traductions, on ne peut que le regretter vivement, car l'auteur avait délibérément ainsi construit son recueil.
Pour lui, poète habité par tant de langues et tant de poètes, ces traductions sont de véritables re-créations, où il s'identifie complètement à l'autre, au point qu'elles vont peu-à-peu s'imposer en lieu et place de sa propre poésie.
Il ne dit jamais “j'ai traduit” mais “ je me suis traduit” – d'où ce terme de non-traductions – ; dans sa présentation de Quatre poètes russes, recueil bilingue paru en 1949 au Seuil, et réédité en 1985 par les éditions Le temps qu'il fait, il écrit ceci:
Ce pays où la souffrance à chaque instant oblige à ne rien épargner de soi, je vous le livre ici afin que vous puissiez vous aussi être heurtés, bouleversés, changés.(...)
Je sais, d'une conscience extrême, que j'ai demandé à cet écrit le moyen de rejoindre, en franchissant une terrible ligne, cet autre versant où se trouve ma vie et où déjà le temps coule avec une autre qualité. Je demande avec l'insistance la plus sincère, qu'on ne me loue pas d'avoir réussi à me traduire en ce poème russe.
De 1941 à 1943, il travaille au service des écoutes radiophoniques en langue étrangère du Ministère de l'Information, écoutes nocturnes suivies de la rédaction de bulletins, qui occupent de très longues heures de son temps, entre 12 et 18 heures dit-il, écoutes qui le rendent un peu suspect à ses amis, d'autant que le reste du temps, il écrit des critiques littéraires et divers articles dans l'hebdomadaire culturel Comoedia, le Figaro et la N.R.F, dirigée par Drieu La Rochelle. Se défendant vivement de toute compromission, il s'explique à la troisième personne dans un article, publié en janvier 1941 par la N.R.F, sous le titre : Domaine terrestre
(...) Ce qu'il fait ? Grands dieux ! mais tout simplement il écrit. Ce qu'il est ? Mais tout simplement un écrivain qui, s'il possède un talent, est par-là même justifié ; son rôle, son but, sa mission est de créer de la pensée et de l'art, quoi qu'il arrive , et surtout « s'il arrive quelque chose » ; bien écrire, penser juste, fort et simple, composer de beaux poèmes, dispense de se chercher tumultueusement d'autres buts. La pierre de touche du véritable écrivain est que dans tous les cas il puisse se sentir libre, ce qu'il s'assurera très aisément s'il évite de faire dépendre son rôle humain d'un rôle politique. » (…)
In Écrits oubliés I © éditions Ubacs 1986, p.117
Il poursuit en outre, l'étude du chinois à l'École des langues orientales, et ses autres travaux littéraires en cours.
Ses traductions de Goethe paraissent dans le volume consacré à Goethe dans la Pléiade, en 1942, en même temps que Le temps qu'il fait, chez Gallimard. Ce livre, dont suit un extrait, s'avère plus proche d'une épopée poétique que d'un roman :
Février finissait, mais cette année-là, dans toute la Bretagne, l'hiver s'entêtait à se coller au sol ; l'horizon s'était embourbé dans un lointain épais ; les collines avaient sombré ; l'espace s'était aplati au ras des champs. Entre le ciel et la terre, privés de couleurs et de formes, rampait une buée fragile et frissonnante ; parfois elle titubait, s'accrochait aux rochers, aux mottes de glaise, timide haleine de malade. Sur les talus proches chancelaient les contours noircis de quelque hêtre ; autour de cette indécise colonne flottaient les limites de l'univers rétréci. À chaque pas le ciel s'écroulait dans la boue, sans bruit : le silence lui-même, alourdi et terni, gisait écrasé nul ne savait où. À la terre entière s'était mêlée une mort fangeuse.
In Le temps qu'il fait, © Gallimard, L'Imaginaire, 1986, p.11
Entre-temps, il s'est marié à une jeune femme poète, et rédige ce Témoignage sur la poésie le 6 février 1942 pour Comoedia. L’article sera remanié pour figurer dans La fausse Parole en 1953, un livre essentiel nous signale Jean Bescond. C'est le seul livre de Armand Robin aujourd’hui traduit à l’étranger, en italien et en espagnol.
Dans un temps où l'homme est soumis à de telles épreuves je ne suis qu'un privilégié dont le chant ne saurait, en ce moment être sincère. Je dois avouer que mes poèmes ont une qualité, une seule : c'est qu'ils sont poignants ; mais cela je le dois à tant d'autres : j'ai eu la chance d'être né dans le peuple, d'avoir entendu de simples gens improviser sans en avoir conscience des chants épiques authentiques comme du granit ; il me fut donné de converser longuement avec les plantes et les bêtes ; aujourd'hui ma chance est encore plus grande d'avoir pour femme un être qui est entièrement poésie.(...) Si mes poèmes valent quelque chose, ils sauront attendre. Qu'ils se préparent patiemment pour un ordre universel et général !
In Écrits oubliés I © éditions Ubacs 1986, p.137
L'extrait suivant à l'humour grinçant provient d'un article du 12 septembre 1942, intitulé Vacances, paru dans Comoedia :
Le ministère de l'Information pour lequel je m'égratigne chaque soir au barbelé des émissions radiophoniques en langues étrangères, m'apprend que cette année encore il n'est guère possible de me donner de vacances. O la soudaine félicité ! Je tremblais de paraître aux cérémonies de nos repos rituels ; (…)
J'ai besoin chaque nuit de devenir tous les hommes et tous les pays. Dès que l'ombre s'assemble, je m'absente de ma vie et ce métier dont on m'a fait cadeau me sert de prétexte à des repos plus profonds, plus efficients que tous les sommeils. Bientôt, les Japonais, les Chinois, les Russes, les Arabes font au-dessus de ma vie leur petit bruit, m'encouragent à quitter tous mes enclos ; dégoûté de ce pensionnat qu'est la fade existence individuelle, je fais le mur ; avec la seule parole d'autrui je m'assure de merveilleuses débauches nocturnes dans une cité de vaste liberté où plus rien du moi ne m'espionne. C'est surtout vers les cinq heures du matin que je happe mes plus vraies vacances : mon corps, depuis longtemps je l'ai précipité dans un Niagara de néant ; qu'importe si blanchoie par instant l'écume de la rage ?
Ibid p. 163 et 164
Hélas, l'humour ne sauve pas toujours ; 1943, est l'année des désastres, il se retrouve seul dans “l'enclos” de la révolte. Son emploi de temps dément et ses contraintes ne favorisent pas la vie commune ; le ménage bat très vite de l'aile, jusqu'à la séparation.
Je passe en juin neuf examens portant sur le chinois, l'arabe littéral et le finlandais, écrit-il alors qu'il est inscrit en japonais et en anglais aux Langues O et se plonge dans l’œuvre du hongrois André Ady auquel il s'identifie.
Le 1er septembre 43, dénoncé et placé sous surveillance par la Gestapo, il doit quitter le Ministère de l'Information.
Il aurait transmis, dès 1942, les doubles des bulletins d'écoute aux réseaux de la Résistance sans qu'il y ait de cause à effet.
En réaction, il rédige sa fameuse Lettre indésirable n°1 adressée à la Gestapo, avenue Foch, à Paris, le 5 octobre 43, lettre dont on peut trouver le texte intégral sur Internet :
Preuves un peu trop lourdes de la dégénérescence humaine.
Il m'est parvenu que de singuliers citoyens français m'ont dénoncé à vous comme n'étant pas du tout au nombre de vos approbateurs.
Je puis , messieurs, vous confirmer ces propos et ces tristes écrits. Il est très exact que je vous désapprouve d'une désapprobation pour laquelle il n'est point de nom dans aucune des langues que je connaisse (ni même sans doute dans la langue hébraïque, que vous me donnez envie d'étudier).Vous êtes des tueurs, messieurs ; et j'ajouterai même( c'est un point de vue auquel je tiens beaucoup) que vous êtes des tueurs ridicules ; Vous n'êtes pas sans ignorer que je me suis spécialisé dans l'écoute des radios étrangères ; j'apprends ainsi de précieux détails sur vos agissements ; mais , le propre des criminels étant surtout d'être ignorants, me faudra-t-il perdre du temps à vous signaler les chambres à gaz motorisées que vous faites circuler dans les villes russes ? Ou les camps, où, avec un art achevé, vous faites mourir des millions d'innocents en Pologne ?
(extrait) Écrits oubliés I, p.200
N'appartenant à aucun groupe, il passe pour un fou et n'est heureusement pas arrêté.
En octobre 1944, à force de provocations et semble-t-il à la demande d'Aragon, il figure sur la liste noire du Comité National des écrivains et est donc interdit de publication. Il ne publie rien cette année-là, mais il adhère à la Fédération anarchiste, qui se charge de publier ses Poèmes indésirables en 1945, et écrit régulièrement dans son journal Le Libertaire, où il fait paraître une “demande officielle” à figurer sur toutes les listes noires. Il se lie d'amitié avec Georges Brassens.
À Noël 1945, il écrit à propos de ces derniers poèmes ces mots amers :
Ces poèmes et ceux qui suivront seront jetés à la mer avec des ressources provenant exclusivement de mon travail. Puis que viennent les plus fortes vagues pour les perdre !
Il s'agit ici d'un cri en mots français ; si je peux rester sans dormir pendant encore quelque dix années, j'espère également pouvoir parler dans la langue de tout pays qu'on aura privé d'expression.
In Préface des Poèmes Indésirables, Le Combat Libertaire, © Jean-Paul Rocher, 2009, p.45
En effet, il vient d'inventer une nouvelle forme de journalisme, en installant à son domicile un vrai studio d'écoutes. Il capte ainsi les bulletins des radios internationales, en fait une analyse, et publie des bulletins d'écoute, sous le nom de « La situation politique internationale d’après les radios en langues étrangères » qu'il adresse, deux fois par semaine, à ses abonnés, – dont l'Élysée et le Vatican , travail qu'il poursuivra jusqu'en janvier 1961. À partir de ces mêmes écoutes, il commence à écrire des chroniques hebdomadaires dans Combat.
Les Éditions anarchistes publient ses traductions du hongrois du poète André Ady et celles du russe de Boris Pasternak, en 1946. Ses propres poèmes, devenus harangues ou défis, trahissent révolte, épuisement.
L'homme qui fit tous les tours
Quand j'aurai rendu visite aux hommes du monde entier,
Quand à travers leurs mots, leurs chants, leurs plaintes
j'aurai partout passé, ayant comme laissez-passer
Auprès d'eux tous ma fatigue et mon effort de nuit et de jour,
Quand, pour comprendre un mot de plus d'un frère éloigné,
J'aurai donné mes aurores, mon sommeil, mes songes pendant dix années
( Que fait-il en Chine, cet homme-là
Et celui-là que fait-il dans l'Arabie ?
Qu'ont-ils fait dans tous les temps, dans tous les pays ?,
…
Lorsque j'aurai servi les plus grands de tous,
Pouchkine, Ady, Fröding, Imroulquaïs, Tou Fou,
Essenine, Maïakovski, Palamas,
Lorsque j'aurai vécu sans sommeil, sans lit,
Je déboucherai sur un grand désert,
Sans personne,
N'ayant plus que moi-même ;
Je devrai m'expliquer avec les étoiles,
M'en aller tout petit sous la grande clarté de la nuit,
Très âgé,
Comme un qui a traversé les pays et les âges.
Mais je me sentirai jeune de toute la terre traversée, aimée,
J'aurai pour m'apaiser toute la terre consolée.
In Le cycle du pays natal, © La part commune, 2010, p.86
****
Pour être attaqué...
Pour être attaqué d'idée en idée,
Pour obtenir d'être méconnu,
Pour que mon chant soit défendu,
Pour être partout calomnié, souillé,
Pour n'avoir pas un seul cheveu de tranquillité,
Pour que mes cris ne soient pas permis,
J'avais besoin de mes jours les plus nus
et de mes nuits les plus inconnues.
In Ma vie sans moi, © Poésie/Gallimard 2004, p.92
Au tournant des années 1950, sa vie s'éclaire soudain et se montre fructueuse ; il écrit à nouveau de la poésie. Le Cycle séverin paraît en 1957.
Notre vie
Le délai pour être un homme
Est toujours prolongé plus loin qu'on ne pensait.
Je tends en fou le bol des fontaines
Où tombent le temps, le ciel, la plaine.
Qu'ils tombent, moins lourds qu'un pleur,
Que n'y tombent ni songes, ni peines !
Quand la brume passe en croupe au corps d'un cheval blanc,
Le soleil étonné grandit.
In Ma vie sans moi, © Poésie/Gallimard, 2005, p.226
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La chambre
La chambre croyait qu'il fallait
Un homme pour la réveiller ;
Chaque soir elle faisait un prisonnier,
Le liait jusqu'à l'aube ;
Jambes, épaules, ses quatre murs
Le maintenaient, très durs.
Elle a découvert
Que les charrettes réveillent mieux ;
Maintenant elle préfère
Sommeiller seule ;
Dans l'aube avec le premier bruit d'essieu,
Rapide, fraîche, elle cahote ;
Très sûrs,
Ses jambes, épaules, quatre murs.
Dans ce pays très gourd nul n'a rien remarqué.
In Le cycle du pays natal, © La part commune, 2010, p.82
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Sous l'arbre où le soleil couchant...
Sous l'arbre où le soleil couchant s'ennuite,
Assis sous le couvert des nuages tombants,
Le poète, surgi de la souffrance de son siècle,
S'allie à l'arc en ciel,
Y met sa flèche, premier homme.
Il mâche en herbes grandes
Des nuances que les saisons oublient
Et qui font la vie.
In Le cycle du pays natal, © La part commune, 2010, p.80
Il collabore à diverses revues et journaux, vit des bulletins d'écoute et des émissions de radio, traductions publications ; il participe à des émissions poétiques radiophoniques, pour la R.T.F, dont Poésie sans passeport, conçues par Jean Tardieu et Claude Roland-Manuel ; il inaugure même une chronique télévisuelle, L’œil du caniche ; propose un scénario à la R.T.F pour un film sur Versailles, tandis que Gérard Vergez monte un spectacle Maïakovski par Maïakovski au théâtre du Ranelagh, à partir de sa traduction de ce poème. Traductions qu'il poursuit et diversifie largement et qui sont éditées : chez Gallimard, pour Poésie non traduite, au Club Français du Livre, pour deux pièces de Shakespeare et enfin, il rencontre l'amour ... en la personne d'une jeune suissesse qu'il souhaite épouser.
Hélas ! Il achète à cette occasion un appartement bien au-dessus de ses moyens, s'endette gravement, ses meubles et ses livres sont saisis, – pour un écrivain c'est le comble de l'horreur, – doit renoncer à ce mariage, et malade, brisé, il interrompt le 6 décembre 1960 la publication de ses Bulletins d'écoute ; en janvier 1961, paraît son dernier essai Le règne du cœur, sur les lais de Marie de France, à la N.R.F ; le 27 mars, il quitte son domicile, est arrêté le 28, vraisemblablement pour désordre public. Il décède le 30 à l'Infirmerie spéciale du Dépôt, où il a été transféré, sans que les causes de sa mort ne soient éclaircies.
Ses biens sont mis sous scellés. Par la suite, deux de ses amis obtiendront de la concierge de son immeuble d'être avertis par téléphone du jour de la venue des déménageurs municipaux et, se présentant à l'heure dite, munis de trois valises, le 13 juillet 1961, auront dix minutes pour sauver quelques manuscrits.
Tout le reste de la montagne de papiers, jetés épars sur le sol et piétinés, ira à la décharge publique.
Ironie du sort que cette mort inexpliquée dans le secret de la garde à vue et sous la responsabilité du Préfet de Police de l'époque, d'un poète qui, selon ses propres mots, refusa toute sa vie avec audace, insolence et obstination toute trahison envers les idées authentiques d'extrême-gauche, et défendit sans faillir chacune de ses intimes convictions .
Ironie qui “porte la tragédie jusqu'à ce point où elle se parodie et tourne en humour sa propre démesure,”écrit dans sa préface aux Écrits oubliés II, Françoise Morvan, à propos de certaines traductions d'Armand Robin, mots qui s'appliquent parfaitement à sa fin.
Et enfin, clin d’œil prophétique de ces deux derniers poèmes :
« Que les morts se tiennent bien ! »
« – Quand on veille un mort, on ne travaille pas ! »
Le cordonnier, sans cesser de taper, répliqua :
« – Quand on est mort, on ne parle pas ! »
Puis à deux ou trois clous de là, il ajouta :
« – Ne cesse pas d'être mort, puisque je ne cesse pas d'être cordonnier. »
L'imbécile subtil, cela ne pouvait plus se passer autrement, fut enterré pour de bon le lendemain.
In Le monde d'une voix, suivi de Ma vie sans moi, © Poésie/Gallimard, 2005, p. 236
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Le programme en quelques siècles
On supprimera la Foi
Au nom de la lumière,
Puis on supprimera la lumière
On supprimera l'Âme
Au nom de la Raison,
Puis on supprimera la raison
On supprimera la Charité
Au nom de la Justice,
Puis on supprimera la justice.
On supprimera l'Amour
Au nom de la Fraternité,
Puis on supprimera la fraternité.
On supprimera l'Esprit de Vérité
Au nom de l'Esprit critique,
Puis on supprimera l'esprit critique.
On supprimera le sens du Mot
Au nom du Sens des mots,
Puis on supprimera le sens des mots.
On supprimera le Sublime
Au nom de l'Art,
Puis on supprimera l'art.
On supprimera les Écrits,
Au nom des Commentaires,
puis on supprimera les commentaires.
On supprimera le Saint
Au nom du Génie,
Puis on supprimera le génie.
On supprimera le Prophète
Au nom du Poète,
Puis on supprimera le poète.
On supprimera les Hommes du Feu
Au nom des Éclairés
Puis on supprimera les éclairés.
On supprimera l'Esprit
Au nom de la Matière,
Puis on supprimera la matière.
AU NOM DE RIEN ON SUPPRIMERA L'HOMME;
ON SUPPRIMERA LE NOM DE L'HOMME;
IL N'Y AURA PLUS DE NOM.
NOUS Y SOMMES.
In Les poèmes indésirables in Le Combat Libertaire, © Jean-Paul Rocher, 2009, p.68
Armand Robin, en se faisant le héraut de la poésie du monde entier et en s'abandonnant, – selon les termes de Pol Le Droch, dans l'article Flagrant délit d'absence, à lire sur le site internet À contre temps, – “au vertige du langage, jusqu'à l'épuisement de son moi dans la parole des autres,” a rejoint le cénacle éternel de “ces poètes infinis de l'infinie présence” qu'il convient de lire et relire.
Bibliographie consultée
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Ma vie sans moi, suivi de Le monde d'une voix © Poésie/Gallimard 2004
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Écrits oubliés I, essais critiques, rassemblés et présentés par Françoise Morvan © éditions Ubacs 1986
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Écrits oubliés II, traductions, ibid © éditions Ubacs 1986
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Le temps qu'il fait, roman, © Gallimard 1980
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Quatre poètes russes, texte russe traduit et présenté par Armand Robin © Le Temps qu'il fait 1985
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Le cycle du pays natal, textes et photos rassemblés par Françoise Morvan, © La part commune, 2010
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Le combat libertaire, édition de Jean Bescond, introduction de Anne-Marie Lilti, © Jean-Paul Rocher, 2009
Sur Armand Robin
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JP Balcou et Jean Bescond : Armand Robin, la quête de l’universel, éd Skol Vreizh 1989
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Armand Robin par Alain Bourdon © Poètes d'aujourd'hui, Seghers 1981
Sur internet, les documents envoyés en lien
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La maison natale de Robin
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Armand Robin, “on prétendit m'avoir rencontré..”. Voir et entendre A.Robin sur le site unidivers.
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A.Robin sur le site de Roger Dadoun
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Armand Robin notre vie sans lui sur bibliocob
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A. Robin sur La Main de singe
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Sur Mediapart : La destinée si libertaire d'Armand Robin
Un grand merci à Jean Bescond pour les apports et les renseignements qu'il a bien voulu nous donner et qui nous ont permis d'éclairer cet article.
Jean Bescond est le maître d’œuvre du site Armand Robin référencé ci-dessus.
Contribution de Roselyne Fritel