La poésie « est au-dessus des règles et de la raison.
Quiconque en discerne la beauté d’une vue ferme et rassise,
il ne la voit pas, non plus que la splendeur d’un éclair.
Elle ne pratique point notre jugement ; elle ravit et ravage. » Montaigne
Chaque jour un texte pour dire la poésie, voyager dans les mots, écrire les espaces, dire cette « parole urgente », cette parole lente, sa liberté dissidente et la colonne vertébrale qu’elle est pour aller au-delà du discours quotidien, du réel. Pour se laisser ravir et ravager.
La mort de la mère de Charlot – Méditation 1
Reconnaissons-le, la Californie est une très belle ville. Il y a trop de bicyclettes, c’est évident, mais en revanche elle a plus d’un million d’opératrices téléphoniques aux seins électriques.
Lors de mon séjour en Californie, ma logeuse était la mère de Charlie Chaplin. C’était une dame extrêmement maigre qui pleurait tous les jours quand sonnait l’angélus. Sylvestre et tendre. Quoi qu’en disent les journaux, elle ne fut jamais une intellectuelle. Elle mettait les chaussures de son mari. C’était une femme plutôt dépenaillée, de celles qui tout à coup cuisinent à merveille un faisan.
[Elle ne reconnaissait que deux génies. Shakespeare et son fils.]
Lorsque son fils mangea la chaussure, elle comprit qu’elle devait mourir, car elle avait rempli sa mission. La mojama anglaise sait se coucher à temps dans son cercueil.
Le deuil fut de toute beauté. Les voisins pleuraient et disaient : « Ah, cette pauvre femme, comme elle aimait la moutarde ! La pauvre, pauvre, pauvre, comme elle aimait la moutarde ! » Et l’on dit qu’une célibataire, ennemie du cinéma, [s’exclame pauvres poules pondeuses !] s’était acheté quatre dentiers de nickel pour rire de l’enterrement.
[Cela m’inquiète, chère amie] qu’en Californie il n’y ait pas assez de grues pour surveiller ton cadavre. Aussi, je fais pour toi un deuil de larmes. [Tu as de la chance, maintenant j’aime beaucoup pleurer. Pleurer est chose si belle. Je n’ai pas encore compris les hommes de la Renaissance.] Adieu, mère de Charlot. Ta tragédie comme actrice a été ce que le théâtre moderne a offert de plus émouvant. Tu voulais faire des yeux de lionne en rut en jouant Shakespeare et tu faisais des yeux de boxeuse blessée. Othello, au lieu de t’étrangler, te lançait un direct au menton. Oh, petite mère du grand idiot ! Oh, Desdémone, KO !
Adieu. Adieu. Adieu. Pourquoi es-tu partie en Amérique du Nord avec un petit cercueil et une plume de paon ? Dis-moi ! Qui fut le premier à mettre à ton fils le pantalon [en accordéon] de Caïphe et le chapeau d’épines ?
[Oh, Mater Comicosa ! Repose-toi !]
[Méditons.]
In Poèmes en prose, © Bruno Doucey, 2020
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Contribution de PPierre Kobel