La démocratie prend parfois des détours inquiétants quand quelques décennies suffisent à détruire la mémoire d’un passé qui devrait nous servir encore de leçon. Face à cela, la poésie…
Walt Whitman
Je suis le poète du corps…
Je suis le poète du corps, je suis le poète de l’âme,
M’accompagnent les plaisirs du ciel, les plaisirs de l’enfer,
Ceux-là que je greffe en moi en quantités accrues, ceux-ci que je traduis dans une langue neuve.
Je suis le poète de la femme autant que de l’homme,
Je dis qu’il n’est pas moins grand d’être femme que d’être homme,
Je dis qu’il n’y a rien de plus grand que d’être la mère de l’homme.
Je chante le chant de l’orgueil qui dilate,
Assez d’abaissement, assez d’humilité,
Je montre que la croissance est la vraie taille.
Qui croyez-vous dépasser ? Êtes-vous le Président ?
Pas de quoi pavoiser ! Tout le monde vous rejoindra un jour, vous distancera !
Moi je marche aux côtés de la nuit tendre qui descend,
J’appelle la terre, j’appelle la mer à demi noires.
Viens plus près nuit aux seins nus, plus près magnétique nuit nourricière !
Nuit des vents du sud, nuit des rares grandes étoiles !
Nuit dodelinante, folle nuit d’été nue.
Et toi voluptueuse terre aux souffles frais, souris !
Terre des arbres liquides qui sommeillent !
Terre du couchant enfui, terre des montagnes aux cimes de brume !
Terre des déluges vitreux que verse la pleine lune à peine lisérée de bleu !
Terre du gris limpide des nuages plus clairs, plus lumineux pour l’amour de moi !
Lointaine terre aux coudes de plongeuse, terre riche en fleurs de pommiers!
Voici venir ton amant, souris !
Tu m’as prodigué, donné ton amour, alors je te prodigue le mien !
Mon indicible amour passionné.
In Walt Whitman, Feuilles d’herbe, © Grasset / Les Cahiers Rouges, 1989, p.54
Traduction de Jacques Darras
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Pour l’Est comme pour l’Ouest
Pour l’Est comme pour l’Ouest,
Pour l’homme de l’État côtier, pour l’homme de la Pennsylvanie,
Pour le Kanadien tout au nord, pour l’homme du Sud que j’aime,
Ces pages fidèles vous dépeignant à mon image, en chacun les mêmes germes,
Car j’ai confiance que le but majeur de nos États est de fonder une amitié superbe, inouïe, exaltée,
Que je vois promise depuis l’origine, cachée en chacun de nous.
In Walt Whitman, Feuilles d’herbe, © Grasset / Les Cahiers Rouges, 1989, p.162
Traduction de Jacques Darras
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Pied sûr, cœur léger, j’attaque la piste ouverte…
Pied sûr, cœur léger, j’attaque la piste ouverte,
Suis libre, en bonne santé, le monde est devant moi,
La longue piste brune s’étire où je veux qu’elle me conduise.
À partir d’aujourd’hui je n’attends plus la bonne fortune : la bonne fortune c’est moi !
J’ai fini de me plaindre, j’ai fini de tergiverser, j’ai fini d’avoir besoin de ceci ou cela,
Terminé le petit monde des récriminations, des bibliothèques, des critiques chagrines,
Sans faiblesse ni grief, j’avance à découvert sur la piste.
Pour moi la terre me suffit,
Pourquoi voudrais-je les constellations moins éloignées ?
Elles sont où elles doivent être, j’en suis sûr,
Conviennent à ceux qui les habitent.
(Sur terre, donc ! épaules chargées du délicieux fardeau,
La vieille charge d’hommes et de femmes qui partout m’accompagnent,
Impensable, je le jure, pour moi, de m’en débarrasser,
Empli d’eux comme je suis et qui à mon tour les comblerai !)
In Walt Whitman, Feuilles d’herbe, © Grasset / Les Cahiers Rouges, 1989, p.187
Traduction de Jacques Darras
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George Oppen
Populiste
moi-même j’ai rêvé de leur peuple, j’en suis
je pensais qu’ils me regardaient que je les regardais
qu’ils
regardaient le soleil les nuages car les villes
ne m’appartiennent plus image images
de l’existence (ou chant
de moi-même ?) et les routes car la lumière
dans le rétroviseur n’est pas
mortelle mais lumière
d’autres vies même si heurtant un rocher je parle
du rocher s’il me faut dire quelque chose quelque chose
s’il me faut parler de moi splendeur
des routes secret
des sentiers car un mot comme une sphère
de verre enclôt
le mot qui
ouvre et
m’ouvre je suis fatigué
pour le moment
de la peur laissons parler la magie
des nouveaux nés nous qui avons apporté l’acier
et la pierre à maintes
reprises
dans les villes dans ce mot dans cet aveugle
mot doit se dire
et redire la parole magique
des nouveaux nés en route
vers le nord le nord
populiste lentement au lever du soleil le clapotis
des eaux
basses les langues
des anses scintillent
comme de la fourrure à marée basse toute cette
enfance enviait la rumeur
de l’océan
à travers les basses terres poèmes jetées structures
téméraires et les vies les vies
ingénieuses le tumulte
des vents depuis les pâturages
les clôtures vagabondes
des ranches la solitude
des jeunes ouvriers dans les structures a touché
touché les lourds outils outils
entre nos mains dans la campagne
tonitruante lumière de
la naissance lumière
sauvage du paysage page
magique magiques les
nouveau-nés parlent
In George Oppen, Poésie complète, © José Corti, 2011, p.312
Traduction d’Yves di Manno
Internet
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 16:47 dans Actualité, Textes | Lien permanent | Commentaires (0)
À la fin de cette semaine se tiendra la 26e édition du Salon de la Revue. Dans son tout récent Dictionnaire amoureux des Écrivains et de la Littérature, Pierre Assouline consacre une entrée aux revues dont il écrit que « c’est une pépinière de projets et de talents que ce rassemblement d’éclats de textes, de fragments, d’extraits et de work in progress. Elles exhalent le parfum merveilleux de l’avant-goût et de l’inédit. » Et de regretter aussitôt qu'elles ne soient pas plus lues et vivent aussi difficilement, entre incertitude et aléatoire pour nombre d’entre elles.
La poésie a depuis longtemps fait la part belle aux revues. J’ai été accueilli, il y a quelques décennies de cela, dans les pages de Résurrection que j’ai accompagnée jusqu'à sa disparition concomitante avec celle de son fondateur et animateur Jean Cussat-Blanc. Je reçois aujourd’hui d’autres titres, j’en retiendrai trois qui, chacun, avec leur identité, symbolisent l’expression de la poésie dans son actualité et sa diversité : Comme en poésie, Décharge et Diérèse. Il ne faut voir dans ce choix que ma subjectivité. Bien d’autres titres accompagnent mes lectures. On en trouvera la référence dans la page de liens de La Pierre et le Sel.
Irène Duboeuf
L’allée des donneuses d’eau
L’été. À nouveau. Ses places enfiévrées,
ses ciels griffés de cris d’hirondelles.
Clin d’œil à la vie
les soirs enveloppaient le soleil moribond
dans des draps roses et bleus.
On s’attardait au pied des palaces éteints,
groupés autour de la promesse
des sources aux noms de femmes.
La nuit, dans le vallon, creusait son sillon noir.
C’était l’heure où les donneuses d’eau, anonymes,
rangeaient dans l’ombre leurs écuelles
et regagnaient les pages des livres oubliés.
Châtel-Guyon, juillet 2016
In Comme en poésie n°67, p.57
En réponse à une question de Bruno Berchoud, voici ce que dit l’auteur :
« […] chaque mot me semble si précieux en soi que je suis sommée de l’utiliser au plus juste. Bien sûr, cette impression de « justesse » est extrêmement subjective. Je n’ignore pas qu’il s’agit de mes propres oreilles ! Mais disons que je pousse mon texte au maximum jusqu'à approcher et parfois obtenir le son intérieur espéré. Lorsqu’il semble qu’aucun mot du poème ne peut plus être remplacé par un autre, on éprouve une sensation (éphémère) de délivrance. »
In Décharge n°171, p.19
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Un désir d’aube (extrait)
Mes mots aimeraient se rendre ailleurs.
Emprunter des chemins d’aube.
Saluer la mer, les grandes plages de sable fin, le vol des mouettes. Recueillir le bruit du vent dans les pins, le duvet des palombes.
Ce n’est pas possible.
Mes doigts glissent, dérapent, tombent dans des ornières tourbeuses.
Mes doigts en reviennent toujours au creux aux trous aux grottes.
Mes doigts déterrent les morts.
Inlassablement.
Mes doigts sentent la corde de chanvre de celui qui s’est pendu, dans le grenier de la maison, juste au-dessus du poêle où mijotaient les raves.
Mes doigts veulent encore une fois caresser les visages oubliés de ceux qui n’avaient pas de mots, de celles qui, enfantines aux tristes sourires, ne grandiront jamais.
Mes doigts n’ont pas de repos.
Peut-on croître sans racines ? Peut-on dresser des branches hors de son sol ? Peut-on quitter sans trahir ? Faire un pas de côté loin des mares des puits des sorts ?
In Décharge n°171, p.33
James Sacré
N’importe où dans le monde, un silence
À quel endroit de ce monde maintenant
Pourrait-on rencontrer ton visage
Ton visage et ton corps
Avec son passé qui fut vivant ?
Ce que j’entends
C’est le seul bruit des mots
Donnés comme l’épaisseur noire du monde, et restant
Dans l’inconnu
De ce qui fut portant visible et vivant ?
(29 décembre 2013)
In Diérèse n°67, p.96
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Philippe Mathy
Printemps à Pouilly-sur-Loire (extrait)
Tu es assis
au bord du ruisseau
Tu ne bouges pas
Tu regardes l’eau qui va
C’est en toi
que chantent les petites cascades
C’est en toi
que s’éclairent les pierres blanches
sous les remous
Tu es immobile
Pourtant tout bouge en toi
C’est toi que l’eau traverse
peut-être pour te laver
du temps qui va
In Diérèse n°67, p.183
Internet
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 21:55 dans Actualité, Textes | Lien permanent | Commentaires (0)
Quand depuis des semaines, les médias nous informent au quotidien de la pluie de bombes que reçoivent les habitants d’Alep et quand notre colère de cette situation bute l’inertie programmée des grandes puissances dont les intérêts géopolitiques priment sur la moindre humanité, il ne reste pour pallier à notre impuissance que les mots de la poésie, toujours debout, toujours présente à l’actualité.
Jean Grosjean
Où étais-tu…
Où étais-tu quand les reîtres m’ont dit : Allons saccager les villages, et que l’après-midi fit tourner sur moi l’ombre d’un if ennuyé ?
Qu’attendais-tu à la fin d’un hiver dont s’attardait la neige dans les bois derrière qui je sentais monter ma peur ?
J’appris le désespoir contre un pan de mur en regardant les moissons frissonner de coquelicots que tu ne connus pas.
Et qui serait venu chasser les guêpes d’une treille dont les grappes violaçaient à ton insu ?
Jamais personne, sauf peut-être un défunt, ne retrouvera au fond des temps perdus les sites où tu me fis défaut.
Mais perdrons-nous la trace de ces heures dont ta voix fut la braise et dont ton corps ne sera que la cendre ?
Il suffisait que tu bouges ta jambe dans l’herbe pour qu’une centaurée fleurisse ou qu’un soleil descende boire à la source.
Les semaines n’ont plus été que le visage dont tu tournais vers moi les déchirements de lumière et de nuit.
Comment s’enfuient tant de lentes années pour ne laisser de moi que ma mémoire terrible comme ton cœur ?
Mais notre jour qui fut tous les jours neuf ne peut cesser quand bien le merle enroué chanterait nos tombes sous l’averse.
In Élégies, © Gallimard, 1967
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Pierre Emmanuel
Je me suis reconnu (extraits)
Le tyran a posé devant lui ses mains nues
et, seul devant ces mains étrangères, ces Mères
presque exsangues sur le drap pourpre des nations,
seul contre ces ménades pâles de l’histoire
dont l’ombre lacère sans trêve l’univers,
il fixe leur blancheur funèbre dans les âges
il sent la nuit grandir derrière elles, le sang
les soulever jusqu’au regard de dieu qui juge !
Les siècles neigeront en vain sur ces déserts
et le sang vainement saturera leur poudre,
ils sont blancs jusqu’au sang même dont ils sont teints
et nus, jusqu’à la mousse aride des armées :
rien n’ose les vêtir devant l’éternité,
pas même le Sang pur de la miséricorde.
Vertige aux innombrables mains, son Ombre immense
agrippe le tyran sans yeux, sans voix, sans mains.
(Son orbite est le creux des vents visionnaires,
son mutisme le seuil béant de la clameur :
la bouche noire il crie les foules, hérissées
de moignons si pareils aux siens, et qu’elles tendent
vers lui, dérision majeure !). L’Ombre est vide
à pic-horizontal où croulent les armées.
Ah ! Saisir ce rameau de ciel qui se balance
ce Signe ultime avant la chute illimitée !
Hélas ! L’homme est sans mains, le monde sans mémoire
l’Ombre aspire en avant le tyran fasciné,
il tombe dans la haine et la gloire : si dure
la surface de son orgueil, que pas un pli
n’en tressaille dans l’avenir. Ainsi la pierre
en sa lourde immobilité tombe sans fin,
ainsi croulent debout dans leur néant sonore
tant de statues coulées de l’airain des nuées
In Combats avec tes défenseurs, © Bruno Doucey, 2016, p.57
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Sophia de Mello Breyner
Voici le temps…
Voici le temps
De la jungle la plus obscure
Même l’air bleu devint barreaux
Et impure la lumière du soleil
Voici la nuit
Dense de chacals
Lourde d’amertume
Voici le temps où les hommes renoncent.
In Malgré les ruines et la mort, © La Différence, 2000, p.179
Traduction Joaquim Vital
Internet
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 07:00 dans Actualité, Textes | Lien permanent | Commentaires (0)
À chacun sa vision du football. C’est ici celle du poète.
Kazuko Shiraishi
Le joueur de football
C'est un joueur de football
Il frappe un ballon, chaque jour il frappe un ballon
Un jour
Il a frappé l'amour et l'a envoyé haut dans le ciel
L'amour y demeura
Comme il n'est pas redescendu
Les gens ont pensé que c'était le soleil
La lune ou une étoile nouvelle
À l'intérieur de moi-même
Un ballon qui ne retombe jamais
Reste suspendu dans le ciel
Vous pouvez le voir se muer en flammes
Devenir amour
Devenir une étoile
Texte © Kazuko Shiraishi et Shichosha.Publishing Co.
Traduit du japonais
Internet
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 09:00 dans Actualité, Textes | Lien permanent | Commentaires (0)
Jusqu'au 21 août 2016 se tient au musée d’art moderne de Paris une exposition consacrée à la peintre allemande Paula Modersohn-Becker. Malgré une mort précoce des suites d’un accouchement à l’âge de trente et un ans en 1907, elle eut le temps de réaliser une œuvre où les thèmes de la maternité, de l’enfance, de l’autoportrait eurent une grande part. Mal connue en France c’est l’occasion de la découvrir en association avec la lecture du livre que Marie Darrieussecq consacre à sa vie. Je mets ici des poèmes en regard de trois de ses tableaux.
Entre tes yeux et moi
quand je plonge mes yeux dans les tiens
je vois l’aube profonde
je vois l’hier ancien
je vois ce que j’ignore
et je sens que passe l’univers
entre tes yeux et moi
In Mémoire du vent, © Poésie/Gallimard, 1991, p.22 — Traduction d’André Velter et Adonis
****
Mireille Podchlebnik
Enfances
Dans notre corps à corps
Au creux de ton enfance
Mon tout petit
Tu dors
J’ai peint sur ton visage
Un masque de guerre
Un masque de feu
De carnaval en cavalcades
De jeux en jeux
Sur le chemin tu côtoies
La tristesse et la joie
Éclats de rire
Éclats de voix
Tu interroges chaque jour
Qui sommes-nous ?
Ta curiosité est celle
Du sage
D’où venons-nous ?
Tu inventes les mots
Et navigues à l’infini
Chantant les sons
Au rythme de la vie
Tu éclaires la nuit
Les nuits interrompues
Les rêves qui s’enlisent
Les chagrins qui se disent
Nos chemins à la dérive
Dans un temps parallèle
Une autre vie dans la vie
In Passeur de sens, © En Forêt/Im Wald, 2007, p.49
****
Crime
La persienne battait
Contre le mur
Elle était seule
Au-dedans de la maison
Pour veiller près du mort
Dans sa chambre à elle.
Seule avec lui
Et sa peur
Et ses jouets
Répandus sur le sol.
Elle songea qu’elle le veillerait
Jusqu'à l’aube
Puis lui ferait une tombe
Et un enterrement,
À ce lézard qu’elle avait tué.
Poème inédit, traduit par l’auteur – In Enfances, © Bruno Doucey, 2012, p.104
Bibliographie
Internet
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 09:00 dans Actualité, Passerelles, Textes | Lien permanent | Commentaires (0)
Shakespeare ne fut pas qu'un grand dramaturge, son œuvre est traversée de poésie. On trouvera ici un de ses sonnets et trois de ses traductions à l'heure où la littérature célèbre le quatrième centenaire de sa mort, le 23 avril 1616.
II
When forty winters shall besiege thy brow,
And dig deep trenches in thy beauty's field,
Thy youth's proud livery so gazed on now,
Will be a totter'd weed of small worth held :
Then being asked, where all thy beauty lies,
Where all the treasure of thy lusty days ;
To say, within thine own deep sunken eyes,
Were an all-eating shame, and thriftless praise.
How much more praise deserv'd thy beauty's use,
If thou couldst answer 'This fair child of mine
Shall sum my count, and make my old excuse,'
Proving his beauty by succession thine !
This were to be new made when thou art old,
And see thy blood warm when thou feel'st it cold.
****
SONNET 2
Lorsque quarante hivers assiégeront ton front
et creuseront des tranchées profondes dans le champ de ta beauté,
la fière livrée de ta jeunesse, si admirée maintenant,
ne sera qu’une guenille dont on fera peu de cas.
Si l’on te demandait alors où est toute ta beauté,
où est tout le trésor de tes jours florissants,
et si tu répondais que tout cela est dans tes yeux creusés,
ce serait une honte dévorante et un stérile éloge.
Combien l’emploi de ta beauté mériterait plus de louange,
si tu pouvais répondre : « Ce bel enfant né de moi
sera le total de ma vie et l’excuse de ma vieillesse ; »
et si tu prouvais que sa beauté est tienne par succession !
Ainsi tu redeviendrais jeune alors que tu vieillirais,
et tu verrais se réchauffer ton sang quand tu le sentirais se refroidir.
Traduction de François-Victor Hugo
****
SONNET 2
Lorsque quarante hivers assiégeront ton front,
Au champ de la beauté creusant d’amples tranchées,
Cette prestance altière et par tant recherchée
Où seront-ils alors ceux qui l’admireront ?
Et qu’on demande : Où donc cette beauté se cache,
Ce trésor de tes jours vigoureux si vanté, —
Dire : en tes yeux creusés ? — Ce serait chose lâche,
Flagornerie à froid, compliment éhonté.
Combien plus de louange aura gagné ta cause,
Quand tu pourras répondre : en cet enfant à moi
Se trouve mon bilan, l’actif que je dépose,
Beauté qui me succède et m’appartient de droit.
Et ta vieillesse ainsi prendra nouvelle étoffe.
Ton sang froid sentira qu’un sang neuf le réchauffe.
Traduction d'Igor Astrow in Cent sonnets de Shakespeare, © Perret-Gentil, 1967
****
SONNET 2
Lorsque quarante hivers envahiront ta face
Pour labourer profond le champ de ta beauté.
Que sera ta fière jeunesse, que tous admirent ?
Une vêture en loques, de nul prix.
Et si on te demande alors, cette beauté,
Où est-elle, où sont-ils, ces joyaux de tes jours d’ardeur,
Dire, mais ils sont là, dans mes yeux caves,
Ah, l’absurde forfanterie ! Tu mourrais de honte.
Bien plus serait loué l’emploi de ta beauté
Si tu pouvais répondre : ce bel enfant
Éteint ma dette, excuse mon grand âge,
Puisque cette beauté lui vient de moi.
Ce serait là renaître, même vieillard,
Chaud te serait ton sang désormais de glace.
Traduction d'Yves Bonnefoy in Shakespeare, Les sonnets précédés de Vénus et Adonis et du Viol de Lutèce, © Poésie/Gallimard, 2007
Bibliographie partielle
Discographie
Internet
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 11:05 dans Actualité, Textes | Lien permanent | Commentaires (0)
On est là au croisement du roman et de la poésie. Mars 1916, lieu dit le Bois des Buttes, un sous-lieutenant partage le quotidien de ses hommes dans les tranchées entre souffrances et humour, entre peur et courage. C'est un engagé volontaire, un étranger, un poète. C'est Guillaume Apollinaire.
Après Caché dans la maison des fous de Didier Daeninckx et Le carnet retrouvé de monsieur Max de Bruno Doucey, ce dernier publie Les obus jouaient à pigeon vole de Raphaël Jerusalmy. C'est le récit des vingt-quatre heures avant l'impact de l'obus qui blessa Apollinaire d'un éclat à la tempe, le 17 mars 1916.
Avec ce roman qui, selon la vocation de la collection Sur le fil fait se rejoindre l'histoire d'un poète et la grande Histoire, Raphaël Jerusalmy poursuit son écriture dans une veine qui est la sienne depuis Sauver Mozart et La confrérie des chasseurs de livres qui donne à Villon une existence au-delà de sa disparition supposée dans un thriller moyenâgeux étourdissant d'inventions. Qui connaît Raphaël Jerusalmy ne s'étonnera pas de son goût pour les parts mystérieuses de l'histoire, de la place qu'il accorde aux écrits et du crédit qu'il leur fait dans ses œuvres comme moteur de l'existence.
Personnage romanesque lui-même, étudiant et noctambule à Paris, officier des services secrets de l'armée israélienne, aujourd'hui marchand de livres à Tel-Aviv, il pose un regard teinté de scepticisme et d'ironie sur les tenants du pouvoir et de la gouvernance. Il n'y a ainsi pas de hasard à ce qu'il ait choisi Apollinaire comme catalyseur de la révolution poétique au tournant de la guerre de 14-18. Révolution poétique déjà en germe et que les conditions de la guerre vont mettre à jour, entre déconstruction/reconstruction des formes et exacerbations des engagements des poètes, Dada et le Surréalisme au premier plan.
Les obus jouaient à pigeon vole égrènent au fil de ces vingt-quatre heures fatidiques, l'itinéraire d'Apollinaire, le lieutenant Cointreau-Whisky, et de ses compagnons de tranchée, Dont-Acte, Père Ubu, Trouillebleu, Jojo-la-Fanfare. Implication dans la guerre d'un artiste qui tente là de trouver une justification à son existence quand il doute de l'importance de ses œuvres.
Comme c'est beau toutes ces fusées
Mais ce serait bien plus beau s'il y en avait
plus encore
S'il y en avait des millions qui auraient
un sens complet et relatif comme
les lettres d'un livre
In Calligrammes
Un livre fort pour dire que la poésie aussi peut faire face, qu'au-delà de l'horreur, de la destruction, la guerre comme toutes les épreuves, est le creuset d'avancées du monde et pour Apollinaire « l'acte poétique absolu ».
Internet
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 10:17 dans Actualité, Recueils | Lien permanent | Commentaires (0)
À l'occasion du 18e Printemps des Poètes, Télérama publie un numéro hors série Le parti-pris des mots qui se veut un panorama de la poésie du XXe siècle. Un numéro qui a le mérite d'exister. Est-il pour autant le reflet de la réalité ?
Première partie, « Les légendes du siècle » : huit poètes, huit hommes. Et seulement Catherine Pozzi parmi le choix de textes d'auteurs qui suit. Deuxième partie, « Paysages après la bataille » : neuf poètes, seulement deux femmes, Andrée Chedid, Anise Kolz. Troisième partie, « Un son neuf » : treize noms d'auteurs cités dont seulement trois femmes dont Valérie Rouzeau plus longuement. La poésie féminine n'est-elle là qu'une caution quand tant de femmes écrivent une œuvre neuve et de qualité ? J'entendais déjà Henri Deluy l'affirmer, il y a quinze ans, à l'occasion d'une Biennale des Poètes en Val-de-Marne, l'édition de poésie le prouve mois après mois.
Quand Nathalie Crom en exergue de la revue parle d'une « époustouflante diversité » et d'une « traversée du XXe poétique », cette diversité ne s'en tient qu'à une ou deux générations, négligeant des pans entiers d'écriture, au portrait de quelques grandes figures que nous sommes nombreux à lire avec enthousiasme, mais qui sont là des arbres qui cachent la forêt. La traversée se contingente à d'étroites frontières et Césaire, malgré sa richesse, ne saurait représenter à lui seul toutes celles de la francophonie. Autre richesse oubliée, celle des voix étrangères qui ont choisi d'écrire en français.
Dans les pages qui terminent ce hors-série, certaines sont consacrées à l'univers des revues. Là encore un travail bien succinct qui est un tableau plus que partiel du foisonnement des titres. Certes le papier n'a plus la prééminence d'antan et Internet a pris le relais avec une liberté d'accès pour le meilleur comme pour le pire. Mais s'en tenir à si peu de références, c'est réduire à l'extrême ce foisonnement de ressources accessibles à toute curiosité qui veut s'en donner la peine.
Faut-il ajouter à cela l'indigence de la rubrique citant les éditeurs ? Il est vrai que de bout en bout de ce hors-série, Télérama ne fait nulle mention de l'omniprésence de Gallimard dans sa réalisation. Après tout, il n'aurait pas été déshonorant de rendre à César ce qui lui appartient. Je regrette que cela devienne de la publicité déguisée, sinon masquée. André Velter rappelle que six des dix premiers titres de la grande maison étaient de poésie. Heureux temps ! Heureux temps également et plus proche quand un Jean Grosjean pouvait encore publier au Mercure de France, un inconnu nommé Thierry Metz, quand le même Jean Grosjean, quand Claude Roy étaient attentifs aux jeunes expressions.
Aujourd'hui Gallimard fête les 50 ans de son emblématique collection Poésie après avoir constitué un fonds patrimonial exceptionnel qui est une référence. Les limites de l'entreprise, c'est le quant-à-soi d'une maison d'édition qui a perdu de son audace et laisse aux autres prendre les risques pour ne rafler la mise qu'au bout du compte. Parfois le prestige n'a pas autant de superbe qu'il y paraît.
Le hasard veut que je lise en parallèle de ce hors-série de Télérama, le livre de souvenirs que Colette Seghers consacra à son mari en 1981, Pierre Seghers, un homme couvert de noms. Page 34, j'y lis :
(…) une maison d'édition, un éditeur, qu'est-ce au juste ? On a tendance à croire que l'éditeur doit naître matériellement nanti et qu'il doit posséder, de plus et comme par droit divin, le pouvoir d'arbitrer la qualité de ce qu'écrivent les autres. Côté budget, en ce qui concerne Seghers, le ciel ne pouvait pas moins faire. Lorsqu'il arriva à Paris, il ne possédait que sa réputation ! Mais le droit divin ? L'arbitrage ? Seghers n'a jamais eu de comité de lecture et il lui revient donc de porter intégralement le poids — positif et négatif — des manuscrits qu'il a accueillis, de ceux qu'il a refusés ou manqués, de ceux qu'il a aimés ou méconnus. Mais je voudrais dire que la « rencontre » entre Seghers et ses auteurs a, me semble-t-il, la plupart du temps, été l'occasion d'une joie partagée. On ne s'y trouvait pas d'un côté et de l'autre d'une table, c'étaient chaque fois des liens durables, proches ou météores, soleils ou saudades comme on dit au Brésil, brèves rencontres souvent qui vous chargeaient pour toute la vie d'un regard, d'une compréhension, d'un visage. Dans l'édition, telle que Seghers la concevait, un livre n'était pas seulement une œuvre, une voix, un langage, mais un maillon d'amitié qui aidait à porter, à chaque fois, le langage de l'autre et sa propre énergie.
Des phrases pour dire que la poésie n'est pas seulement le bien réservé d'un sérail universitaire et éditorial, qu'elle ne se tient pas au seul parcours de quelques voix émergentes et remarquables, voire à l'aventure teintée de vanité dédaigneuse de quelques autres qui ne s'en réfèrent qu'à eux-mêmes. Certes il y a une échelle de valeurs entre des écritures, certes le syndrome Victor Ego frappe encore et Internet, les réseaux sociaux lui donnent du grain à moudre. Mais la poésie, et c'est un viatique que je ne cesserai de porter, est une langue en soi qui sous-tend l'arc du monde en pleine osmose avec ses hauts et ses malheurs.
Pour conclure cette page, on trouvera ici une page de liens de La Pierre et le Sel. C'est un choix incomplet, d'une subjectivité assumée tout autant que j'en revendique l'honnêteté. Cette page évoluera au fil du temps et toute correction signalée sera la bienvenue.
La poète brésilienne Cecila Meirélès, citée par Colette Seghers écrivait :
Je chante parce que l'instant existe
et que ma vie est complète
Je ne suis ni gaie ni triste
je suis poète
Bibliographie partielle
Robert Sabatier, Histoire de la poésie française, neuf volumes dont trois consacrés à la poésie du XXe siècle, © Albin Michel
Bruno Doucey et Christian Poslaniec, Bris de vers – Les émeutiers du XXe siècle, © Bruno Doucey/Printemps des poètes, 2016
Contribution de PPierre Kobel
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Paul Éluard est né, il y a cent vingt ans, le 14 décembre 1895 à Saint-Denis. Il devait mourir en novembre 1952, mais dans la mémoire de nombreux poètes et de bien d'autres, il reste encore aujourd'hui une voix essentielle de la poésie. Son poème Liberté était initialement dédié à Nush sa femme et il en a fait un hymne à l'universel. Cette fusion du personnel et du monde, il l'a pratiquée à d'autres reprises et ses chants de l'amour pour la femme sont souvent des chants du monde.
Tu te lèves l'eau se déplie…
Tu te lèves l'eau se déplie
Tu te couches l'eau s'épanouit
Tu es l'eau détournée de ses abîmes
Tu es la terre qui prend racine
Et sur laquelle tout s'établit
Tu fais des bulles de silence dans le désert des bruits
Tu chantes des hymnes nocturnes sur les cordes de l'arc-en-ciel
Tu es partout tu abolis toutes les routes
Tu sacrifies le temps
À l'éternelle jeunesse de la flamme exacte
Qui voile la nature en la reproduisant
Femme tu mets au monde un corps toujours pareil
Le tien
Tu es la ressemblance.
In Facile, 1935, © Gallimard
****
Dit de la force de l'amour
Entre tous mes tourments entre la mort et moi
Entre mon désespoir et la raison de vivre
Il y a l'injustice et ce malheur des hommes
Que je ne peux admettre il y a ma colère
Il y a les maquis couleur de sang d'Espagne
Il y a les maquis couleur du ciel de Grèce
Le pain le sang le ciel et le droit à l'espoir
Pour tous les innocents qui haïssent le mal
La lumière toujours est tout près de s'éteindre
La vie toujours s'apprête à devenir fumier
Mais le printemps renaît qui n'en a pas fini
Un bourgeon sort du noir et la chaleur s'installe
Et la chaleur aura raison des égoïstes
Leurs sens atrophiés n'y résisteront pas
J'entends le feu parler en riant de tiédeur
J'entends un homme dire qu'il n'a pas souffert
Toi qui fus de ma chair la conscience sensible
Toi que j'aime à jamais toi qui m'as inventé
Tu ne supportais pas l'oppression ni l'injure
Tu chantais en rêvant le bonheur sur la terre
Tu rêvais d'être libre et je te continue.
In Après, Poèmes politiques, 1948, © Gallimard
Bibliographie partielle
Œuvres complètes en deux volumes, La Pléiade, Gallimard
Le Paul Éluard, images de Mo Xia, album Dada, Mango jeunesse, 2002
Internet
Dans La Pierre et le Sel un article de Jean Gédéon
Contribution de PPierre Kobel
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« J'aimerais aussi que l'on perçoive, au-delà de certaines images sombres, la présence d'une lumière que je me suis efforcé de conquérir, puis de préserver, et que ces poèmes, sous leur forme parfois tragique, soient générateurs d'exaltation, de vitalité et finalement d'espérance. »
Ainsi Jean Joubert concluait-il la préface de son Anthologie personnelle parue chez Actes Sud en 1997. À l'heure où ses amis l'accompagnent pour un dernier voyage après son décès le 28 novembre 2015, quelques-uns de ses textes disent ici ce que fut la poésie toute de sensibilité et d'attention au monde et à autrui qui fut la sienne et nous restera.
Visages
Le visage que tu portes,
où tu caches sous la peau
de farouches animaux
qui rôdent dans les clairières,
arrache-le ! Tu retrouves
sous la ténébreuse image
la nuit d’un autre visage
qu’il faut encore déchirer.
Et de visage en visage
arrachés et déchirés,
lèvres noires, plaies figées
au rivage du miroir,
tu gagnes ta propre image,
ta demeure d’écorché
où des griffes de clarté
poussent d’étranges ravages :
beau visage de vivant,
camaïeu d’os et de nerfs,
forêt de veines, d’artères
où battent les tambours du sang.
In Anthologie personnelle, © Actes Sud, 1997, p.57
****
Les trois voix
I
Qu’est-ce que c’est, cette voix qui monte de la terre,
cette voix que bave, dirait-on, la bouche fêlée de la terre
et qui serait peut-être bruit d’arbre, bruit de vent
ou d’invisible bête,
s’il n’y avait soudain comme des bribes de paroles,
des mots mâchés, des débris de syllabes,
des bruits de gorge :
paroles d’homme alors, dirait-on,
dans le silence de la terre.
Mais ce serait une langue barbare,
étrangère à la clarté de la terre :
une langue comme une maison déserte
où le vent siffle, où la charpente craque,
où choient les ombres et les pierres.
Et cette voix ardente et déchirée
que fait-elle à rôder sur une terre de silence ?
Que cherche-t-elle, balbutiante, à dire
avec un pathétique effort ?
Et n’est-ce pas vers moi,
la sentinelle, le veilleur,
qu’elle est tendue,
pour me souffler quoi,
qui s’étrangle, s’efface, est avalé
par la bouche blessée et, dirait-on, boueuse
de la terre.
Boueuse et muette désormais.
Et ce qui m’a frôlé, cette nuit,
cette voix d’homme souterrain peut-être
ou d’arbre, de vent ou de bête,
me laisse inconsolé,
dans le silence des étoiles.
II
Cette autre bouche, humaine, péremptoire,
tranchante dans ses palais de glace,
bouche bavarde, vite éclatée
en mille échos sonores
ne m’a rien dit
sur le vertige des étoiles.
De ses éclats je n’attends rien
dans la quête où nous sommes
d’une clarté.
N’y aurait-il alors qu’une autre parole
portée par l’eau amie
sur la terre où nous sommes
et par le vent, le feu
et l’alliance de leurs voix ?
Notre pacte alors,
dans l’attente où nous sommes,
serait, au seuil du soir,
serments de veille et d’amour
et d’écoute.
Signe menu, ce matin :
le chant du merle,
à l’aube, entre les tours.
III
N’y aurait-il alors que cette voix profonde
perçue jadis dans la forêt d’enfance
et le jardin d’amour et la rivière
et la seule maison vive dans la mémoire
où les femmes tissaient les mots de la légende :
voix venue de temps immémoriaux,
passant de bouche en bouche
et qui, dans le brouillard, nommait les dieux,
car tout alors baignait dans l’absolue beauté
de leur présence.
Et ils couraient dans les moissons,
mangeaient le pain,
dormaient sur notre paille,
tendres et familiers.
C’est en musique désormais que leurs voix
et la voix des femmes se prolongent
et s’efforcent vers nous,
vers l’espérance de nos cœurs.
Et c’est alors qu’il faut saisir,
aimer, bercer cette parole
dans la naissance du poème.
In L’alphabet des ombres, © Bruno Doucey – mars 2014, Collection « Soleil noir », pp.51-54
Internet
La Pierre et le Sel : Jean Joubert | un poète aux deux rives, une contribution de Jean Gédéon
La Pierre et le Sel : Jean Joubert | L'alphabet des ombres, une contribution d'Annie Estèves
Contribution de PPierre Kobel
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En regard de l'émotion soulevée par les attentats du vendredi 13 novembre 2015 à Paris, ces deux courts poèmes du poète George Oppen.
Hantés, déroutés
Par le naufrage
Du singulier
Nous avons choisi le sens
D'être en multitude.
In Poésie complète, © José Corti, 2011 – Traduction Yves di Manno, p.188
****
Poésie du sens des mots
Nouée à l'univers
Je crois qu'il n'y a pas de lumière en ce monde
sinon ce monde
Et je crois que la lumière est
In Poésie complète, © José Corti, 2011 – Traduction Yves di Manno, p.327
Contribution de PPierre Kobel
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À l'heure où la photo d'un petit enfant fait le tour du monde et provoque une émotion qui n'est que passagère, tant « le choc des images » n'a valeur que de ponctuation, les quelques textes de la poète portugaise Sophia de Mello Breyner qui suivent donnent un retentissement plus long à nos consciences assiégées.
Au fond de la mer
Au fond de la mer il y a de blanches frayeurs,
Où les plantes sont des animaux
Et les animaux des fleurs.
Monde silencieux que n'atteint pas
L'agitation des vagues.
Des coquillages ronds s'ouvrent en riant,
Le cheval marin se balance.
Un poulpe avance
Dans le désordre
De ses mille bras,
Une fleur danse,
Sans bruit vibrent les espaces.
Sur le sable le temps se pose
Léger comme un mouchoir.
Mais aussi belle que chaque chose soit
Gît en elle un monstre qui attend.
In Malgré les ruines et la mort, © La Différence, 2000, p.45
****
Chanson au ras de rien
Dans le silence quiet
De la nuit suspendue
Comme quelqu'un qui cherche
Son visage et le manque
In Malgré les ruines et la mort, © La Différence, 2000, p.501
****
Dérive
Sur de grandes plages lisses ils se baignèrent nus
D'autres s'égarèrent dans le bleu soudain des tempêtes
In Malgré les ruines et la mort, © La Différence, 2000, p.491
****
Je ne t'appelle pas…
Je ne t'appelle pas pour te connaître
Je connais tout à force de ne pas être
Je te demande de venir et de m'offrir
Un peu de toi-même où je puisse habiter
In Malgré les ruines et la mort, © La Différence, 2000, p.151
****
La liberté
La liberté que des dieux j'espérais
Se brisa. Les roses que je cueillais,
Transparentes dans le temps lumineux,
Moururent avec le temps qui les ouvrait.
In Malgré les ruines et la mort, © La Différence, 2000, p.157
****
Voici le temps…
Voici le temps
De la jungle la plus obscure
Même l'air bleu devint barreaux
Et impure la lumière du soleil
Voici la nuit
Dense de chacals
Lourde d'amertume
Voici le temps où les hommes renoncent.
In Malgré les ruines et la mort, © La Différence, 2000, p.179
Bibliographie partielle
Malgré les ruines et la mort, © La Différence, 2000
Internet
Dans hamamama, une contribution sur le même sujet : Des migrants
Contribution PPierre Kobel
Rédigé à 21:37 dans Actualité, Textes | Lien permanent | Commentaires (0)
Dans Esprits nomades, Gil Pressnitzer écrit à propos d'André Laude : « Cet homme était le livre du monde de la poésie, dont il pouvait dire par cœur des myriades de vers, avait fait glisser l’une sur l’autre et sa vie et la poésie tout entière. Fleuve Amazone de tous les affluents qu’un jour ont pu faire couler hors d’eux les « hommes-paroles », il draine les limons de tout ce qui un jour a su vibrer et changer l’eau en sang vivant.
Il laisse sur les eaux les ricochets de sa Bretagne et de son Occitanie, de son enfance et de ses guerres. Les galets des hommes sont plus lisses après lui. Et ils apprennent enfin à maudire les mensonges et cette fausse vie que l’on leur fait.
André Laude était certes désespéré, mais il a su sortir du bain rituel du néant. Il croyait très fort au temps du retour des hirondelles, il croyait en l’homme, aux lumières de la fraternité. »
On trouvera de nombreuses autres paroles dans la contribution d'André Chenet sur son blog Danger poésie.
Vingt ans après sa disparition, l’œuvre d'André Laude ne peut que prendre une place de référence, repère nécessaire quand la culture dans son ensemble, la littérature et la poésie en particulier se doivent d'être à l'avant de la résistance aux forces destructrices du monde et de l'humanité.
Avec ce chant
avec ce sang
je bâtis la ville
dure imprenable
au-dessus du brouillard
avec cette bouche
douleur et fruit
je creuse la terre
vers l’aube promise
revêtu de ma lumière
tel les rois mages
mais qui suis-je ?
Melchior le turbulent
Gaspard l’ascète sage
ou Balthasar aux mains d’huile brûlante
Avec ces pieds
de blessures et de joie
je réduis la distance
de moi à moi
traversant les miroirs
les encres et les neiges
Avec ce chant
avec ce sang
et quelques mots
princes et mendiants
je repousse l’agonie
qui déploie ses branches
derrière mon front mortel
vers l’horizon de bronze
où se rassemblent les chiens.
In Dans ces ruines campe un homme blanc
****
C’est un ordre d’amour
C’est une présence brûlante que je nomme
dans la fleur d’eau qui tremble entre les feuilles
dans l’acier rigide du pont dans la pomme
L’agenouillement du soleil au bord du fleuve
C’est une présence brûlante que je nomme
quand s’avance puissant comme une étrave
Parmi la houle brutale des hommes
douleur contre douleur sang contre sang
Sous la paupière lourde de l’étoile
Au fond du limon obscur qui râle
déchiré par les crocs du feu et de la pierre
À l’heure où s’éternise en moi la note grave
d’une flûte de berger ligoté dans la toile
d’araignée des brumes
À l’heure où une bande de cerfs allume
Un incendie de prunelles autour de la mare
Et que de mon seul corps je couvre toute la terre
Pareil à une tapisserie de forêts de plaines et de céréales
C’est une réalité durable que je nomme
C’est un ordre d’amour que je sers
In Entre le vide et l'illumination
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 14:14 dans Actualité, Auteurs, Textes | Lien permanent | Commentaires (0)
De la petite enfance à sa fin, André Laude fut un écorché vif et en révolte permanente. Au-delà de cette souffrance jamais guérie, il y eut les mots qu'il aima passionnément et qui lui permirent d'exprimer son mal de vivre en mêlant les aléas de son existence et la profonde empathie au monde qui était la sienne.
Quinze, nous n'étions que quinze hier soir à Aulnay-sous-Bois autour de André Cuzon, président fervent de l'Association des Amis d'André Laude pour se souvenir de ce dernier et célébrer sa poésie. Mais ce fut dans une ambiance chaleureuse et avec la satisfaction d'entendre des lycéennes de 17 ans dire cette poésie qu'elles ont découverte grâce à un professeur. C'est là que l’œuvre d'André Laude garde toute son importance en trouvant des échos auprès de jeunes gens qu'on accuse trop souvent de superficialité.
Kamikaze ketchup
dans quelques mois
j’aurai quarante ans
j’ai peur je serre les dents
j’enfonce un mouchoir
dans ma gorge
pour ne pas hurler
dans quelques mois
j’aurai quarante ans
je ne sais pas qui je suis
je ne sais pas où je vais
Terrorisé d’avance
puisque ce sont les ordres
supérieurs secrets
Autrefois j’avais une maman.
Autrefois
parce qu’elle est morte
j’avais trois ans je crois
il n’y a personne pour me renseigner
exactement
Mon père
ne parle plus de tout cela
il s’est remarié
il y a longtemps
il a fait deux enfants
que je n’aime pas
il vieillit mal
il respire très fort la nuit
en souvenir d’une blessure
de guerre
d’une évasion Stalag KZ
la fuite à travers la neige
la nuit
les chiens flairent la trace
D’un couteau il tue un SS
la lune est froide
au-dessus de la Poméranie
J’aime tes cuisses bleues
tes lèvres
de campagne brûlée
Je songe à tes seins
qui sont deux solos de saxos
deux amazones
deux nuits boréales
j’aime ta chair
je te suce
jusqu’à ce que
la ville flambe
Sur la photo il y a ma mère
Elle sourit à mon père
hors champ
elle est belle on m’a raconté
Elle est coiffée d’un béret
nous sommes en 1936
j’ai cinq ou six mois
je souris béat
j’ignore tout
du Front populaire
En Espagne Federico
vient de crever,
assassiné par des imbéciles
des phallocrates, des fascistes
Tu souris, tu me regardes
avec des yeux de mai 1968
Je ne sais pas que je suis
mortel j’ignore qu’un jour
je serai cet ivrogne
titubant
le long
de la rue des Archives
Première à gauche
rue Rambuteau
Puis c’est la Rue Beaubourg
un effort Camarade
Première à gauche encore
Tu t’épuises
Enfin rue Chapon.
J’ai mon père
il ne m’a pas dit
trois phrases
depuis mon enfance
il pleut quelque part
sur ma ville natale
j’oublie les coups les bleus
les baffes les gnons
les torgnoles
j’aime cet homme déglingué
cassé il est mon géniteur
un jour une nuit
il m’éjacula sur terre
je devrais le haïr
je n’y arrive pas
dans quelques mois
j’aurai quarante ans
depuis des mois
je n’ai pas fait l’amour
j’ai couché une fois ou deux
je bavais elle était loin
déjà avec son rouge à lèvres
ses jeans et ses collants dim
Dis-moi petite lycéenne
de seize ans
comment c’est l’amour ?
Tu ne connais rien
tu es une salope
je t’encule
je t’écrase de rage le vagin
je t’enfile par devant
par derrière
je te sodomise je te hais
je te caresse amant fou
pou fiévreux
crois-moi
je n’ai pas le temps
de mentir
mon cœur bat trop vite
il paraît que je peux crever
d’un moment à l’autre
Tu tritures la serrure
la concierge gueule
les voisins invectivent
insultent.
Le lit sale défait
la tête enflée tombe
guillotine du sommeil.
dans quelques mois
j’aurai quarante ans
de plus en plus je me perds
il y a des flics
qui me pistent
il y a ma tête mise à prix
Au secours docteur Freud
À moi Emiliano
(Emiliano Zapata fut
mon copain d’enfance.
Ensemble
nous dévalisions les nids
ensemble nous couchâmes
à l’heure de la puberté)
je marche j’écris
« André Laude
a un beau brin de plume,
André Laude est un spécialiste
de la culture Underground
Allan Ginsberg a touché les couilles
d’André Laude
André Laude
écrit comme Williams Burroughs
et il est l’ami
de Brion Gysin
À la Tartine
il salue d’un coup de chapeau
Roland Topor
et l’aveugle
de la rue des Mauvais Garçons
André Laude est poli.
Il a du talent au Monde
on le respecte
la dactylo l’invite
le week-end
dans sa maison
nichée au creux de la verdure
André Laude récite des poèmes
aux vieilles folles de Chaillot
puis il sort sa bite
et pleure
comme un « orphelin d’Auteuil ».
Ça fait mal maman
de penser à toi
depuis si longtemps
que tu pourris sous la terre
j’aimerais
baiser tes seins de bois sec
tu m’écris
que tout va bien pour toi
pourtant je m’inquiète
je ne t’ai jamais dédicacé
un de mes livres
tu n’as jamais tourné
les pages
depuis vingt ans je t’écris
pourtant je hais les mots
qui mentent et qui défigurent
Sais-tu au moins
que je suis papa
une fille de neuf ans
Nedjma
il faut que je t’explique
ça veut dire étoile en arabe
à cause de Kateb Yacine
et de mon année de taule
et de la rue des Merguez
à Alger
avec l’indienne
qui avait le troisième œil
Un fils de quatorze ans
Vincent
comme Van Gogh
Quand il naquit il était bleu
fou condamné idiot
le quatorze juillet dernier
il a dansé
Rue Sainte-Croix
de-La-Bretonnerie
Une danse étrange
il inventait les gestes
la musique
C’était beau à pleurer
des gens
avaient les larmes aux yeux
Sa mère
faisait semblant de rire
Et j’ai pensé alors
que les êtres
ne se trouvent jamais
au moment exact
Maman c’est à toi
que je songe cette nuit
tu me manques
comme me manque la femme
dont je caresserais
les cuisses les seins
le sexe diabolique
dans quelques mois
je vais avoir quarante ans
de plus en plus
j’efface mes traces
je disparais
André Laude voyage
aux antipodes
murmurent ceux qui m’aiment
Je n’irai pas
aux Galapagos
Cette nuit
c’est la rumeur
du ressac à Roscoff
qui m’obsède
Elle s’appelait Lil
C’était sans doute un mensonge
Elle avait
une bouche de marée haute
des seins
de mouettes effrayées
des yeux de phares des Trépassés
Elle s’appelait Lil
dans son kabig mouillé
elle tremblait
comme Yseult
sous la voile noire
Rue Rambuteau
la putain réelle me sourit.
Elle est grosse laide.
Pourtant
je vais monter avec elle ;
Je lui parlerai de Rimbaud,
de Reich, de Tristan Tzara,
de Rosa Luxembourg,
du Pouvoir Absolu des Conseils
elle s’en foutra.
Je la couvrirai de foutre.
Elle sera nue, grasse, ignoble.
On s’enculera mutuellement.
Parce que c’est bon.
Parce que c’est la mort
vaincue trois minutes.
Parce que
c’est la misère humiliée
un éclair bref.
Mes Géniteurs
je vous crache à la gueule.
C’est moi
qui crèverai un jour.
Vous n’y avez pas pensé
la nuit
où vagin et queue s’épousèrent
dans des hurlements,
dans des bonds de bête fauve
Maman je t’aime !
Dans quelques mois
j’aurai quarante ans.
Je suis un auteur comblé :
neuf livres pour enfants,
trois recueils de poèmes,
un roman
plus deux ou trois trucs
sous presse.
Pour la centième fois
je relis la lettre
d’une salope qui jadis m’offrit
son ventre velu, son pubis :
« on commence toujours
par faire l’amour
avec les yeux ».
In Comme une blessure rapprochée du soleil
****
ne cognez pas à ma vitre
je n’y suis pas
ne me hélez pas entre
les grands arbres de ciment muet
je n’y suis pas
ne me sonnez pas au téléphone
ne courez pas derrière
mon ombre tragique Rue Saint-Martin
je n’y suis pas
ne m’invitez pas à dîner
à danser à boire
Porto Tokaï eau de vie
je sais « le beaujolais nouveau
est arrivé »
je n’y suis pas
ne vous glissez pas chaleur ténue
entre les draps défaits
dans le pauvre lit d’effroi
je n’y suis pas
ne fouillez pas vers ma bouche
qui sait se faire lait pur
fruit mat mais aussi lueur de corbeau
et petite pluie de novembre
je n’y suis pas
ne demandez pas à la concierge
l’étage où habite la blessure
sans limites sans nom sans sommeil vrai
je n’y suis pas
ne tourmentez pas la nuit
pour qu’elle vous dise
sur quelle falaise s’effacent mes traces
sous quelle lune d’acide je soliloque
loque de voix
elle ne saurait rien répondre
je n’y suis pas
je suis ailleurs nulle part dans un ventre chaud
d’outre-univers
dans une nudité somptueuse implacable
dans une dimension inatteignable
par vos yeux
je suis dans un grand cimetière d’éléphants
qui ont la couleur de mes famines
de mes amours soies sombres déchirées de haut en bas
par une corne de cruauté aux froides résonances de métal
je suis enterré dans la glaise d’un paysage vocal
dans la luminosité stridente d’un ongle
dans la courbe d’un fleuve bu à la source
dans la chair d’aube d’une épaule émouvante à gémir doucement
pour ne pas réveiller les racines
dans le ciel de la voyageuse
dans les paumes absentes
je suis enterré dans un asile de cris écarlates
dans le poil de la peur
dans la lettre N qui est une galaxie un roman de la Table Ronde
dans la lettre N qui est la perle noire cachée dans l’huître du soleil
dans la lettre N qui est bambou de douleur monnaie de songe
et torche éclairant tendrement la paroi
dans la lettre N qui est Saint Jean d’Été
Ne me tuez pas de regards couteaux
ne me battez pas jusqu’à l’évanouissement
ne me jetez pour me distraire
des cacahuètes des rubans des morceaux de miroirs des fleurs
je n’y suis pas
je suis ailleurs
sur une terre que nulle souffrance d’homme
n’avait encore foulée
avant mon irruption brutale d’alcool farouche
d’incendie détraqué.
In 19 lettres brèves à Nora Nord
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 11:35 dans Actualité, Auteurs, Textes | Lien permanent | Commentaires (0)
Durant son existence difficile et chahutée, André Laude n’a cessé de faire des rencontres et d’attirer l’attention de ses congénères tant il ne cessait de rebondir de projet en projet, avançant avec la force de ses convictions et de ses espérances. En mars 1978, dans le numéro 5 de la revue Résurrection, le poète Jacques Aureillan traçait ce portrait de lui.
« Il est des jours où l’on aimerait bien attraper son destin par la queue. Mais nos pauvres doigts tout rongés d’impuissance ne peuvent que saisir les pages du journal où défilent, à grandes coulées de lettres noires, les fabulations d’un monde pathologique.
Alors on prend l’escalier, on va à la rencontre de la rue, du trottoir des autres. On se mêle à la foule, on erre dans les lieux sacrés qui ont vu tant d’autres promeneurs aux mêmes yeux fatigués, au même sourire triste et désabusé. On devient témoin en même temps qu’acteur. On voudrait autre chose, on voudrait que les autres aussi désirent autre chose, autre chose que cette faillite où sombre la ville dans un grand éclat de vitres brisées. On s’use les doigts sur les touches de la machine à écrire, on devient mercenaire de l’écriture.
Et cette nausée, cette angoisse qui vous ronge le cœur, on essaye de la noyer à grands verres, « verres de mémoire » disait Hardellet. Mais il n’en sort souvent qu’une nuit désenchantée où traînent les cadavres bleuis d’un futur froid repassé. Parfois une rencontre, la nuit étincelle, et c’est l’émerveillement de l’impossible sacrifié sur l’autel des petits matins.
On reprend son chemin. On chasse les étoiles avec un filet à papillons percé, usé jusqu’à la corde de vaines tentatives. On crie, on hurle, on vocifère, on se déchire à grands coups de mots – ces dents du mystère –. On essaye d’aimer, mais c’est difficile, et on ne récolte souvent qu’une fine poussière qui accroche les revers du manteau. On marche dans le désert, au milieu des autres. Quelle étrange solitude !
Ainsi va André Laude, Don Quichotte de la ville, cette ville qui le tue, où il renaît chaque jour, des étincelles au bout des doigts, avec une farouche magie. »
Ce texte était suivi du poème Je ne suis pas encore né extrait de Journal de bord de mort, in Œuvre poétique p.403
je ne suis pas encore né
et pourtant j’éprouve la douleur
déchiré par la flamme du miroir
je m’endors dans les nœuds d’abîmes
et pourtant je suis mort depuis longtemps
crâne pur et propre
étonné de porter encore un nom
que j’aime pour la beauté qu’il prend
quand la bouche féminine le murmure
— lèvres rouges et mouillées atrocement lointaines —
collée contre un corps blessé que je n’habite
que par la souffrance violente qu’il me procure
aux heures obscures des dégoûts véhéments
à travers un parfait délire
Je voyage
et parfois
la seule vision de mes mains
m’effare
et puis me fait sourire
comme la terrible absence de dieu
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 11:59 dans Actualité, Auteurs, Textes | Lien permanent | Commentaires (0)
Le 24 juin, il y aura vingt ans qu’André Laude nous quittait durant le Marché de la Poésie. Il s’éteignit dans une chambre amie, rue de Belleville à l’âge de 59 ans, épuisé par la vie. Une vie souvent fantasmée, une vie de mots et de poésie. « « Je suis un mensonge qui dit la vérité » : je n’ai jamais vraiment aimé le poète bricoleur d’Orphée et du Sang d’un poète. Pourtant, cet aveu qu’il jeta un jour n’a cessé de m’occuper, de me hanter. Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux ? Qu’importe si Blaise Cendrars le merveilleux voyageur de l’espace du dehors et de l’espace du dedans – frère en cela de Michaux, de Segalen et de quelques autres – n’a pas accompli tous les périples qu’il narre, qu’importe s’il n’a pas fait l’amour avec toutes les femmes qu’il évoque dans sa prose rythmée par les roues des express internationaux, qu’importe s’il n’a pas vraiment vu dans la forêt brésilienne une vieille locomotive des commencements de l’âge d’or du rail, envahie, mangée par les exubérantes fleurs tropicales, les serpents pythons et les fourmis rouges. La littérature n’est qu’un fantastique artifice pour dire quelque chose de vital, de l’ordre de la nécessité. L’écrivain n’a pas à rendre de comptes. Il donne des contes aux petits et grands enfants de la planète, ballottés entre étoiles énigmatiques et drames violents, quotidiens. À un certain degré d’intensité, le rêve devient réalité irréfutable, vécue. »écrivait-il au début de son autobiographie Liberté couleur d’homme. André Laude a rêvé, à en mourir, et il continue de nous enthousiasmer, de nous faire rêver, au-delà de sa mort.
L’actualité de son écriture trouve une réalité dans l’existence de l’Association des amis d’André Laude. Sa poésie est au cœur de son œuvre, mais il reste à découvrir le critique, le journaliste, l’épistolier. Soleil noir de la poésie, il n’a cessé d’animer, parfois jusqu’à la colère et la provocation, la société dans laquelle il a vécu avec la fulgurance de l’utopie.
Avant de mourir, il avait eu le temps d’écrire un dernier poème.
Ne comptez pas sur moi
Je ne reviendrai jamais
Je siège là-haut
Parmi les élus
Près des astres froids
Ce que je quitte n’a pas de nom
Ce qui m’attend n’en a pas
non plus
Du sombre au sombre, j’ai fait
un chemin de pèlerin.
Je m’éloigne totalement sans voix
Le Vécu m’a mille et mille fois brisé, vaincu
Moi le fils des Rois.
Internet
Poésie urgente, le site des amis d’André Laude
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 21:02 dans Actualité, Auteurs, Textes | Lien permanent | Commentaires (0)
Hier s’est ouvert le 33e Marché de la Poésie, place Saint-Sulpice à Paris, dans le silence assourdissant des médias. Inutile de reprendre ici la litanie des plaintes et des reproches qu’on pourrait leur adresser. À quoi sert la culture ? À quoi sert la poésie ? Sans doute est-il plus profitable de s’en tenir au petit jeu complice et sempiternel entre gent journalistique et politique qui n’ont que faire d’une parole qui ne pourrait que les conduire à aller au-delà d’eux-mêmes.
Mah Chong-gi
À quoi sert un poète ?
Je voudrais devenir poète.
Mais à quoi sert un poète ?
En Éthiopie, en Somalie
en Centrafrique
des milliers d’enfants, tout le temps affamés
la peau toute rêche et décharnés
meurent tous les jours, réduits à l’état de déchets.
Au Cambodge, au Vietnam
ces enfants qui jouent aujourd’hui en roulant des crânes
meurent le lendemain dans le bourbier de la jungle.
À l’âge de dix ans, ils apprennent à tuer
à l’âge de douze ans, ils tirent à la mitrailleuse.
Au Salvador, au Nicaragua
en Amérique Centrale et en Amérique du Sud
du lever au coucher du soleil
côté droit mâche côté gauche
côté gauche frappe côté droit
tête avale queue
queue meurt tout en matraquant tête.
Bruits des armes sans un jour de trêve
meurtres sans un jour de répit.
Dieu, à quoi sert un poète ?
En Iran, en Irak, en Israël
au Liban, dans les plaines de Sibérie
dans tous les coins du monde
Dieu, quelle est l’utilité d’un poète ?
Quand j’apprends les tristes nouvelles des gens
les larmes me viennent, cela me serre le cœur.
Quand les gens se relèvent de leurs peines
tout ému, je trépigne de joie en cachette.
Même si le chant de lutte d’un poète est courageux
même si le chant de réconfort d’un poète est émouvant
Dieu, toi qui me disais de ne pas céder à cette tentation
avant que ces douleurs ne surviennent pour moi,
en tout cas, dis-le-moi, à quoi sert un poète ?
In Celui qui garde ses rêves, © Bruno Doucey, 2014
Internet
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 11:23 dans Actualité, Textes | Lien permanent | Commentaires (0)
Comme
Come, dit l’Anglais à l’Anglais, et l’anglais vient.
Côme, dit le chef de gare, et le voyageur qui vient dans cette ville descend du train sa valise à la main.
Come, dit l’autre, et il mange.
Comme, je dis comme et tout se métamorphose, le marbre en eau, le ciel en orange, le vin en plaine, le fil en six, le cœur en peine, la peur en seine.
Mais si l’Anglais dit as c’est à son tour de voir le monde changer de forme à sa convenance.
Et moi je ne vois plus qu’un signe unique sur une carte :
L’as de cœur si c’est en février,
L’as de carreau et l’as de trèfle, misère en Flandre,
L’as de pique aux mains des aventuriers.
Et si cela me plaît à moi de vous dire machin,
Pot à eau, mousseline et potiron.
Que l’Anglais dise machin,
Que machin dise le chef de gare,
Machin dise l’autre,
Et moi aussi.
Machin.
Et même machin chose.
Il est vrai que vous vous en foutez.
Que vous ne comprenez pas la raison de ce poème.
Moi non plus d’ailleurs.
Poème, je vous demande un peu ?
Poème ? je vous demande un peu de confiture,
Encore un peu de gigot,
Encore un petit verre de vin
Pour nous mettre en train…
Poème, je ne vous demande pas l’heure qu’il est.
Poème, je ne vous demande pas si votre beau-père est poilu comme un sapeur.
Poème, je vous demande un peu… ?
Poème, je ne vous demande pas l’aumône,
je vous la fais.
Poème, je ne vous demande pas l’heure qu’il est,
Je vous la donne.
Poème, je ne vous demande pas si vous allez bien,
Cela se devine.
Poème, poème, je vous demande un peu…
Je vous demande un peu d’or pour être heureux avec celle que j’aime.
In Fortunes, 1942
Robert Desnos est mort dans le camp de Terezin, il y a soixante-dix ans, à l’aube du 8 juin 1945. France-Culture diffusait samedi 6 juin une soirée spéciale qui lui était consacrée.
À l’occasion du retour de ses cendres, Éluard prononça un éloge dont sont extraits ces deux passages : « La poésie de Desnos, c’est la poésie du courage. Il a toutes les audaces possibles de pensée et d’expression. Il va vers l’amour, vers la vie, vers la mort sans jamais douter. Il parle, il chante très haut, sans embarras. Il est le fils prodigue d’un peuple soumis à la prudence, à l’économie, à la patience, mais qui a quand même toujours étonné le monde par ses colères brusques, sa volonté d’affranchissement et ses envolées imprévues.
[…]Desnos a donné sa vie pour ce qu’il avait à dire. Et il avait tant à dire. Il a montré que rien ne pouvait le faire taire. Il a été sur la place publique, sans se soucier des reproches que lui adressaient, de leur tour d’ivoire, les poètes intéressés à ce que la poésie ne soit pas ce ferment de révolte, de vie entière, de liberté qui exalte les hommes quand ils veulent rompre les barrières de l’esclavage et de la mort. »
On trouve sur Internet toutes les informations relatives à la vie de Desnos et la biographie que lui a consacrée Anne Eger en 2007 chez Fayard détaille toutes les parts de son existence, celle d’un esprit libre, d’un homme à l’imagination débordante et à l’énergie toujours dynamique. Mais quelle place cet artiste unique aurait-il dans notre mémoire si les événements n’avaient pas interrompu tragiquement son parcours dès l’âge de 45 ans ? Comment aurait-il exprimé son engagement au-delà de la Seconde Guerre mondiale quand on sait ce qu’il fut dès la montée des extrêmes en Europe et comment il mit sa verve et la force de sa plume au service d’une dénonciation sans concessions ? Éluard avait raison dans ses propos et c’est cette hauteur de la poésie de Desnos qui en fait la modernité quand les nuages de l’actualité rappellent ceux qui l’alertaient dès les années trente et imposent la nécessité de revenir à une parole de combat, d’affirmation des valeurs qui furent les siennes contre celles de l’enfermement, de la pensée unique et de l’avilissement dans un monde d’égoïsme et d’exclusion quand il se battit pour une liberté mêlée d’enthousiasme, de joie de vivre et de découvertes d’autrui.
Desnos aimait la vie, aimait l’amour, aimait les arts. Il sut mêler le rêve et la réalité d’une façon unique, passionnée et bien mieux que certains surréalistes.
Vous tombez des nues
Je marchais presque endormi
À la lueur des réverbères
Et je rêvais à demi
En poursuivant des chimères
Soudain vous êtes passée
Dans l’avenue de Villars
Ma fatigue est effacée
Je m’éveille à votre regard.
Refrain
Je tombe des nues
De vous voir dans l’avenue
Étrange et belle inconnue
Je vous rêve et je vous vois nue
Je tombe des nues
Par où êtes-vous venue
Dites-moi belle inconnue
D’où venez-vous par l’avenue ?
Quelle est la clef du mystère
seriez-vous ange au paradis
Ou bien êtes-vous sorcière
Et d’un balai tombée ici
Vous tombez des nues
Venez, venez belle inconnue
Vous êt's ma joie obtenue
Chez moi soyez la bienvenue.
In Chansons, 1936-1938
****
Hommes
Hommes de sale caractère,
Hommes de mes deux mains,
Hommes du petit matin.
La machine tourne aux ordres de Deibler
Et rouages après rouages dans le parfum des percolateurs qui suinte des portes des bars et le parfum des croissants chauds.
L’homme qui tâte ses chaussettes durcies par la sueur de la vaille et qui les remet
Et sa chemise durcie par la sueur de la veille
Et qui la remet
Et qui se dit le matin qu’il se débarbouillera le soir
Et le soir qu’il se débarbouillera le matin
Parce qu’il est trop fatigué…
Et celui dont les paupières sont collées au réveil
Et celui qui souhaite une fièvre typhoïde
Pour enfin se reposer dans un beau lit blanc…
Et le passager émigrant qui mange des clous
Tandis qu’on jette à la mer sous son nez
Les appétissants reliefs de la table des premières classes
Et celui qui dort dans les gares du métro et que le chef de gare chasse jusqu’à la station suivante…
Hommes de sale caractère,
Hommes de mes deux mains,
Hommes du petit matin.
In Fortunes, 1942
Bibliographie partielle
Anne Eger, Robert Desnos, © Fayard 2007, 42 €, 162 pages
Dominique Desanti, Robert Desnos, le roman d’une vie. © Mercure de France.
Internet
Robert Desnos romancier, une thèse universitaire (format PDF)
Poèmes de Desnos (Wikilivre du Canada)
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 11:29 dans Actualité, Auteurs, Patrimoine | Lien permanent | Commentaires (0)
Que mon absence ne t’attriste
Non plus que mon départ
Mes trahisons
Mon abandon
De toutes tes senteurs
Je suis le parfum
Le reflet de tes eaux me reconnaît
La verdeur de tes herbes me reconnaît
Et dans l’écho de mes pas
La terre
danse
In Le retour de Wallada, © Al Manar, 2010, p.27
C’est un départ à la retraite qui n’en est pas un. Ce soir Aurélie Dupont quitte le corps de ballet de l’Opéra de Paris où elle était étoile depuis 1998. Elle atteint l’âge légal qui l’oblige à cela. Elle restera à l’Opéra comme maître de ballet sur la proposition de Benjamin Millepied.
Avec elle c’est une des plus grandes danseuses contemporaines qui s’en va de ce corps d’élite de la danse. Après une formation exigeante qui fit d’elle une technicienne hors pair et un parcours classique, elle sut par son intelligence et sa sensibilité, saisir les opportunités artistiques qui lui permirent de faire évoluer son art. Ainsi quand elle répondit à l’appel de Pina Bausch qui la conduisit sur de nouvelles voies. Ainsi quand elle sut reconstruire ses apprentissages après une grave blessure qui menaçait sa carrière.
Charles Baudelaire
Le serpent qui danse
Que j’aime voir, chère indolente,
De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
Miroiter la peau !
Sur ta chevelure profonde
Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
Aux flots bleus et bruns,
Comme un navire qui s’éveille
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointain.
Tes yeux où rien ne se révèle
De doux ni d’amer,
Sont deux bijoux froids où se mêlent
L’or avec le fer.
À te voir marcher en cadence,
Belle d’abandon,
On dirait un serpent qui danse
Au bout d’un bâton.
Sous le fardeau de ta paresse
Ta tête d’enfant
Se balance avec la mollesse
D’un jeune éléphant,
Et ton corps se penche et s’allonge
Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord et plonge
Ses vergues dans l’eau.
Comme un flot grossi par la fonte
Des glaciers grondants,
Quand l’eau de ta bouche remonte
Au bord de tes dents,
Je crois boire un vin de Bohême,
Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
D’étoiles mon cœur !
In Les Fleurs du mal
****
Léopold Sedar Senghor
Tombe le boubou. Au coup sec de la syncope
Fuse le buste transparent sous la chasuble noire, striquée d’or vert consonant au cimier
Dont la jupe est ouverte sur les flancs, sur les jambes vivantes.
C’est le deuxième mouvement
Qui germe dans le sol quand battent les plantes des pieds
Secoue les hanches, et c’est la montagne volcan qui tangue, cambre les lombes
Pour exploser, la gorge éclose, dans l’éclat serein du Printemps, le parfum sombre du gongo, la terre de la chair.
Puis sous le ciel délié diaphane, s’ouvrit le mouvement des pollens d’or.
Ce sont deux danses parallèles, regardant respirant l’haleine de la brise.
Mais pivotant avançant l’un vers l’autre, l’onde tremblante nous saisit
Nous poussa l’un vers l’autre : toi ondulant
Les bras les mains, comme une corbeille de fleurs signant l’offrande, et moi
Autour de toi, la tornade de sable ardent en saison sèche, le feu de brousse.
Brusquement, d’un coup de reins je fus jeté loin
T’abandonnant, bien malgré moi, à ton attente vide.
Et tu courus à moi dans une trémulsion de la nuque à tes talons roses
Descendant bas si bas, sur tes genoux à mes genoux
Chantant le chant qui m’ébranle à la racine de l’être :
« Dis-moi dis-moi mon Sage mon Poète, ô dis-moi les paroles d’or
Qui font poids et miracle dans mon sein.
Que ton rythme et la mélodie en disposent les sphères dans le charme du nombre d’or ! »
Retourné soudain, je t’atteins en coup de vent, et nous fûmes debout, et face à face
Comme lune et soleil, mains dans les mains, front contre front, nos souffles cadencés.
De nouveau tes genoux fléchis au bout des longues jambes et galbées
Nerveuses sous l’ondoiement des épaules, oh ! le roulis rythmé des reins
Je dis les labours profonds du ventre de sable.
Je me souviens de mon élan à ton appel, jusqu’à l’extase
Des visages de lumière, quand tu reçus, angle ouvert cuisses mélodieuses
Le chant des pollens d’or dans la joie de notre mort-renaissance.
In Élégie pour la reine de Saba, Œuvre poétique, © Points/Seuil, p.338
Internet
Sur Culturebox : Aurélie Dupont : les photos souvenirs d'une étoile magnétique
France Musique : biographie et conférence de presse
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 22:44 dans Actualité, Textes | Lien permanent | Commentaires (0) | TrackBack (0)
À l’instar des Maisons de la Culture, les Maisons de la Poésie sont des lieux de diffusion et d’échanges indispensables dans les réseaux culturels nationaux. Mais elles sont soumises de plein fouet comme tout ce qui touche à la culture aux difficultés économiques et donnent ainsi prétexte à ceux qui voient en elle une gêne ou un obstacle à leur action politique, pour les réduire avant de les fermer. Doit-on répéter ici que les poètes sont des gens dangereux qui donnent à penser et à développer l’intelligence et la sensibilité ? L’histoire et l’actualité ne cessent de le démontrer.
Parmi ces Maisons de la Poésie, celle de Saint-Quentin en Yvelines est des plus anciennes et conduit aujourd’hui sous l’égide de Jacques Fournier de nombreuses manifestations. Roland Nadaus qui en fut le fondateur est l’auteur du texte qui suit sur sa page Facebook et que je relaie en m’associant à la colère et à… l’espérance qui sont les siennes.
« MISE À MORT ANNONCÉE D’UNE (des rares) MAISON DE LA POÉSIE en France :
Après un an de silence (sans doute pour que passent les élections départementales de 2015) la nouvelle majorité (UMP) de la Communauté d’Agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines (CASQY) vient de délivrer son verdict à travers le vote budgétaire :
DÉMOLITION en règle de la politique culturelle mise en œuvre depuis les débuts de la Ville Nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines, dont j’ai assumé la vice-présidence puis la présidence (avant de passer volontairement le relais) pendant quinze ans. Ce bouleversement se traduit notamment ainsi :
Diminution drastique des subventions aux équipements culturels, mais aussi aux associations : selon les cas de 30 à 35 %. Avec menace de 100 % l’an prochain ! Cela met évidemment en péril programmations, actions sociales et culturelles, artistes et personnels.
Réduction de personnels, voire suppression de postes ‒ y compris dans les équipements communautaires comme la Maison des Sciences, de la Nature et de l’Environnement, ainsi que la Maison de la Poésie. Toutes deux implantées dans deux villes de gauche : quand le hasard, commandité par un audit tenu longtemps secret fait « bien » les choses…
Il y aurait beaucoup à dire sur tout cela. Qui ruine artistes, compagnies, professionnels, intermittents du spectacle, etc. ‒ Et surtout éloigne les publics, et dégoûte les bénévoles associatifs.
Mais juste quelques mots sur la Maison de La Poésie que j’ai fondée ‒ et fait construire « en dur » (je le croyais…) ‒ à la fin de mon mandat, pour qu’on ne m’accuse pas d’avoir, moi aussi, ma « danseuse » ‒ puisque je suis poète et écrivain. Hélas, déjà, il y aura bientôt quinze ans, alors que la Maison était en construction, cette accusation plutôt minable fut relayée notamment par le mensuel « CAPITAL ». À l’époque, j’en fus plutôt fier : être ainsi calomnié par un tel organe ne pouvait que conforter mes choix culturels pour la Ville Nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines, choix partagés par la majorité qui me soutenait, mais aussi par une partie non négligeable de la Droite locale et yvelinoise.
Mais, plus d’une décennie après, les Revanchards (nommons-les comme ils se comportent et pour certains le proclament cyniquement) les Revanchards s’en prennent à un symbole singulier, très singulier, de la vie culturelle en France, en Île-de-France, en Yvelines, à Saint-Quentin-en-Yvelines.
Et tant pis si des milliers de scolaires, profs, formateurs, animateurs, libraires indépendants, bénévoles d’associations, universitaires et étudiants, etc. ‒ et tant de poètes et d’artistes invités au cours des treize années de vie intense de cette maison dirigée depuis ses débuts par Jacques Fournier ‒ tant pis si tous ceux-là (sans compter les futurs, du coup avortés) resteront non pas au bord du chemin, mais carrément dans le fossé.
« Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage » : évidemment, l’audit commandité pour dédouaner les idéologues revanchards, ne prend en compte que la fréquentation intra-muros de la modeste Maison de La Poésie : une cinquantaine de places (que le mensuel CAPITAL, bien commandité lui aussi à l’époque, annonçait pourtant comme un véritable château, énorme mensonge…).
Mais cet audit, commande payée sur fonds publics, oublie évidemment les multiples actions hors les murs : 3500 personnes par an au moins. Sans compter l’opération Poésyvelines, avec ses prix aujourd’hui reconnus (dont un prix des collégiens), voulue par le président du Conseil Général Franck Borotra (RPR) alors que j’étais pourtant le président de son opposition départementale… Mais la culture, alors, nous réunissait.
Est-ce exagéré de dire que je ne sais de ce qui l’emporte : la colère, l’effondrement, la révolte ?
Cependant si rien n’est fait, en juin prochain, au moment même où s’ouvrira le Marché de la Poésie de Paris, trentenaire (et lui-même menacé !), alors la Maison de la Poésie de SAINT-QUENTIN-EN-YVELINES, sise à Guyancourt, dont je fus l’élu 31 ans, et où j’ai osé célébrer les poètes, sera une maison définitivement close. Ajoutons que ce lieu est le siège de la Fédération Européenne des Maisons de Poésie !
Post-scriptum : comme de coutume, les « pharisiens » font la pirouette : il restera une « mission poésie ». Un timbre-poste.
Pas une maison : un placard.
Roland Nadaus
Maire honoraire de Guyancourt (78 280)
Ancien Conseiller Général des Yvelines
Ancien Président de St-Quentin-en-Yvelines
Chevalier de la Légion d’Honneur
Officier des Arts et Lettres
et, pour les humoristes et les poètes : abonné au gaz, à l’électricité, à l’internet… et à l’espérance. »
Internet
Dans La Pierre et le Sel : Recueil : Recueil : Roland Nadaus | D’un bocage, l’autre
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 14:22 dans Actualité, Médias | Lien permanent | Commentaires (0) | TrackBack (0)
Jean Tardieu reste un poète important de la poésie contemporaine. Par la largeur de champ de sa culture, par la fantaisie grave de son écriture, par l’inventivité qu’il mit dans toutes les entreprises auxquelles il participa quand il ne les conduisit pas. De plus l’homme était simple et affable, ce qui complète le portrait d’une personnalité riche et inoubliable.
On ne peut que conseiller vivement la lecture du feuilleton Tardieu à 360° que lui consacre Frédérique Martin-Scherrer en ce moment dans Poezibao. Une approche multiple, de son histoire familiale à son parcours d’écrivain, d’homme de radio, à ses liens profonds avec la musique, la peinture.
Frontispice
(Pourquoi sinon)
Pourquoi
sinon
pourquoi chercher
sinon dans le vol indécis des nuages
non pas la métaphore seule
ou l’enfantin symbole mais
le sens même et le non-sens
et que faut-il craindre en vivant sinon
la foudre affreusement imitée
par la guerre et par
le conflit incessant des choses
et que faut-il enfin révérer
sinon la récompense indue
de voir d’entendre de toucher
à profusion le jour et l’ombre
ou le plaisir d’être debout
et de fouler le sol
du sable à l’herbe et de la feuille
au pavement et si parfois
nous vient la faiblesse mortelle
d’imaginer des personnes immenses
d’abord à notre image façonnées
puis s’effaçant dans l’improbable
alors c’est nous c’est nous-mêmes
orgueil et délire
c’est nous c’est nos propres reflets
qu’il nous faut dérisoire prière invoquer
car rien n’est plus sacré que
notre énigme pas à pas
et marche après marche obstinée
à gravir les
degrés de ce temple en mouvement
qui n’est autre
que l’aurore
à l’absolu calcul obéissante
et la nuit
à nos yeux de voyants aveugles révélée
hors des saisons de notre vie
et bien au-delà des
tourbillons du système des mondes
et plus loin confondant
tout l’effort de notre esprit
et tous les termes du
langage et la mesure
et la limite par la vitesse
à tous les vents de l’espace jetés
pour que règne
le temps révolu
et que la conscience
à son retour dans
l’être sans figure s’accoutume
puisque notre faiblesse démente
est pareille au passage des jours pareille
aux troupeaux affolés par l’orage pareille
à la parole trébuchante et
renversée et que dirai-je
encore de plus
sinon pourquoi ?
In Formeries, 1976 – Œuvres,© quarto/Gallimard, 2003, p.1158
Bibliographie partielle
Œuvres,© quarto/Gallimard, 2003, retrace en 1500 pages, le parcours littéraire, biographique et bibliographique de Jean Tardieu.
Internet
Dans Poezibao : [feuilleton] Tardieu à 360°, #8 : Sortilèges de la musique, par Frédérique Martin-Scherrer Les épisodes précédents sont accessibles en fin d’article.
Dans La Pierre et le Sel un article de Jean Gédéon, Jean Tardieu un poète de l’insolite
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 21:23 dans Actualité, Patrimoine, Textes | Lien permanent | Commentaires (0) | TrackBack (0)
Il est parfois des informations qui font rêver, qui nous reconduisent à des espaces et des temporalités hors-norme, à des utopies devenues réalité. Ainsi cette aventure de l'Hermione, projet né du désir de quelques-uns et qui trouve avec le voyage entrepris vers les Amériques le chemin de notre enfance et de quelques inconnues existentielles.
Gilles Lades
Terre !
L'homme brisé ira loin encore
comme le bateau voiles tranchées
moteur décranté
force encore, et vagues
et manière de bruit
apparence claire
depuis le quai où l'on espère
et force, et foi,
dans les hommes du pont
dans les brasiers du fond
dans l’œil fin du timonier
mains d'or sur le bois blond
et quel écueil viser
quel sable fin comme femme
quelles algues chuinter s'abattant
parmi les fers les monceaux les filins !
Quel choix, encore
d'un remous en opale d'eau vive
d'un mugissement de mère vers le large
d'un ensorcellement de houle reformée
de l'éclat du vrai vent sur le front
tout le sang à la gorge pour le cri
les larmes devant l'autre terre
plage d'encens béton couronnes de ronces
mais de l'inconnu les yeux grands ouverts !
In Cahier de poèmes, n°62, 1996
****
Henri Meschonnic
puis le monde
a fait encore
un tour tour tour
j'ai cru qu'il était le même
j'ai cru que j'étais le même
mais mon sommeil est ma veille
comme avant
mes mots sont mon
visage mes yeux ma bouche tout
ce qui m'entend et les autres
l'entendent
alors ce qui change
compte si peu qui sait même
si personne l'a vu si
moi-même j'en ai rien su
maintenant je suis chaque autre
moi et toi lui elle et lui
je suis le recommencement
du monde
In Poé/tri, 40 voix de poésie contemporaine, © Autrement, 2001, p.102
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 09:33 dans Actualité, Textes | Lien permanent | Commentaires (0) | TrackBack (0)
Le poète Tomas Tranströmer est décédé le 26 mars dernier. Notre ami Jean Gédéon lui avait consacré un article en 2011. C’est le moment de réaffirmer quel grand poète il fut et combien il est indispensable de le lire et relire. « La découverte d’une poésie ni lyrique, ni critique, ni postmoderniste, ni hostile à la Technique, ni quoi que ce soit de répertorié, pouvant apporter une énergie neuve. » écrivait à son propos Gérard Noiret.
Portrait et commentaire
Voici le portrait d’un homme que j’ai connu.
Il est assis à table, le journal grand ouvert.
Ses yeux se sont logés derrière ses lunettes.
Son costume est lavé aux lueurs des sapins.
C’est un visage blême, à moitié achevé.
Mais qui a toujours su éveiller la confiance. Ainsi
on se gardait de l’approcher de près
et peut-être alors de tomber sur un drame.
Son père, dit-on, roulait sur l’or.
Mais personne chez eux n’en était vraiment sûr –
on avait l’impression que des pensées étranges
entraient de force la nuit dans la villa.
Le journal, ce grand papillon sale,
la table et la chaise et le visage se délassent.
La vie s’est arrêtée dans des cristaux géants.
Qu’elle n’en sorte plus jusqu’à nouvel ordre !
*
Ce que je suis en lui repose.
Et existe. Il ne vérifie rien
et ainsi, cela vit et perdure.
Qui suis-je ? Il y a longtemps
j’approchais parfois quelques secondes
ce que je suis, ce que je suis, ce que je suis.
Mais au moment de me découvrir,
je m’effaçais et un trou se creusait
et je tombais dedans, tout comme Alice.
In Baltiques – Œuvres complètes 1954-2004, © Poésie/Gallimard, 2004, p.113
Traduction Jacques Outin
Internet
Un article de Jean Gédéon dans La Pierre et le Sel
Un article de Gérard Noiret dans le blog de la Quinzaine littéraire
« Tranströmer, langage au-delà du langage », un article dans Remue.net
Contribution de PPierre Kobel
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À l’heure où l’on célèbre le 70ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau, je lis le recueil Plus haut que les flammes de Louise Dupré que vient de publier dans une nouvelle édition Bruno Doucey. Ce livre est né d’une émotion, celle que ressentit l’auteur lors de la visite de ce camp d’extermination.
Ton poème a surgi
de l’enfer
un matin où les mots t’avaient trouvée
inerte
au milieu d’une phrase
un enfer d’images
fouillant la poussière
des fourneaux
et les âmes
sans recours
réfugiées sous ton crâne
c’était après ce voyage
dont tu étais revenue
les yeux brûlés vifs
de n’avoir rien vu
rien
sinon des restes
comme on le dit
d’une urne
qu’on expose
le temps de se recueillir
devant quelques pelletées de terre
car la vie reprend
même sur des sols
inhabitables
la vie est la vie
et l’on apprend à placer
Auschwitz ou Birkenau
dans un vers
comme un souffle
insupportable
Extrait p.13-14
Louise Dupré a écrit un long poème en quatre parties, un thrène à la mémoire des enfants morts. On ne peut que penser au recueil de Sylvie E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots, à l’album de photos de Michael Kenna, L’impossible oubli.
[…]
tu es humaine
et l’humanité ne demande
qu’à se réfugier
sous des phrases entendues
dès l’enfance
de l’art
lorsqu’on ne peut plus voir
Auschwitz se découper
comme une nature morte
sous un ciel d’un bleu
insupportable
le bleu est insupportable
chaque fois qu’il trahit
la mémoire
ce qui reste d’Auschwitz
est un décor
de banlieue
petites maisons en brique
parfaites
comme en ces temps
d’anciennes naïvetés
avec des draps sur les cordes
balancés
à la moindre brise
Extrait p.29
J’entendais ce matin la voix de Marceline Loridan-Ivens répondant aux questions de Patrick Cohen sur France-Inter. Elle tenait des propos durs, et justes, pour déplorer l’attitude de ceux qui refusent de l’entendre quand elle va témoigner de la déportation. On sait à quelles difficultés sont confrontés des enseignants pour pouvoir parler de la Shoah à des élèves qui vont parfois jusqu’à la récuser.
En regard de cela le texte de Louise Dupré n’est pas une réponse. C’est un témoignage poignant dont l’émotion contenue fait barrage à la négation.
[…]
il faut des jardins
d’enfance
pour secouer le présent
sa combustion vive, sa fumée
en spirales
de sapin ou d’érable
le paysage qui dort
dans sa paix fragile
alors que monte dans tes narines
l’odeur funèbre
des fours
te voici encore une fois
déformée
comme un personnage
de Francis Bacon
Extrait p.44
Plus encore, c’est aussi un appel à l’espoir. Tout le chemin de Louise Dupré dans la mémoire de la douleur se fait avec l’accompagnement des nouvelles générations. Elle s’adresse aux enfants d’aujourd’hui pour qu’ils trouvent le moyen de vivre « plus haut que les flammes », pour qu’ils apprennent à danser.
Et tu veux apprendre
à danser
sur la corde calcinée
des mots
te voici pur vouloir
pur dessein, détermination
violente
lancée
comme une flèche
ou un amour
trop vaste pour toi
te voici prête
à danser
par-delà ta peur
aveugle et sourde
aux craquements de tous les ciels
qui se sont cassés
depuis que tu sais lire
Extrait p.87
Bien avant la négation de la Shoah, avant l’insupportable renouveau de l’antisémitisme, bête immonde qu’aucun relâchement ne doit laisser croître plus, il y eut le silence fait sur la déportation jusque dans les années soixante. Si les commémorations d’aujourd’hui sont nécessaires, le travail des écrivains des poètes l’est absolument aussi. C’est en inscrivant cette mémoire dans l’art sous toutes ses formes, dans les mots du récitatif poétique que se construit le rempart vivant contre les fanatismes et les systèmes inhumains.
[…]
comme un appel
surgissant de la terre
ancestrale
lorsqu’elle se décide
à recracher ses entrailles
la douleur est un volcan
mal éteint
qui te secoue
jusqu’à la colère
tu ne reconnais plus
cette lave
jaillie de ton cœur sauvage
car la colère est l’énergie
désespérée de l’amour
tapi dans la douleur
et tu danses avec l’enfant
dans tes bras
tu danses
pour essouffler en toi
la petite voix d’oracle
toujours tentée
de prédire la poudre
et le canon
tu connais autant de mots
pour le malheur
que pour le miroitement
des fleuves
Extrait p.92
Louise Dupré est née au Québec en 1949. Enseignante, elle a été publiée dans de nombreuses revues. Elle est l’auteur de plus de quinze livres : poésie, romans, théâtre, mémoires. Elle s’est particulièrement intéressée à l’écriture et la littérature au féminin. Dans la revue en ligne À bâbord, Brigitte Haentjens écrit à son propos : « […] le regard qu’elle porte sur les œuvres des autres est si généreux, si bienveillant. Louise s’engage dans l’œuvre des autres comme elle s’engage dans la sienne : avec lucidité, intelligence et sensibilité, et avec un regard si perçant qu’il vous sidère. »
Internet
Bibliographie sur Babelio
Contribution de PPierre Kobel
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À l’heure où nous devons faire face à des attentats révoltants, en France et ailleurs dans le monde, deux poèmes pour répondre avec la parole de la poésie.
Fawzieh Rahgozar
Il tue
Il est le guerrier des tueries inutiles
Il est drogué
de feu
de sang
de mort
Il ne sait pas les caresses
Il ne sait que la mort à donner
Il est le guerrier des chemins déviés
perdus
tortueux
qui se pose sur le rocher de la nuit
Il reste là, assis, et ne songe qu’à tuer
Il jouit
de ses souvenirs ensanglantés
Il est drogué
à l’opium, à… À tout ce qui drogue
Il n’est pas anxieux
Il est vide
vide de lui-même
vide de lumière
Il jouit
de l’odeur du sang
Il est peut-être une mauvaise prière
Il est sans larme
Il ne sait pas la douleur de mourir
Il jouit
de la vengeance
Il se pose sur le rocher de la nuit
Et les ténèbres le réjouissent
Il ne porte pas de médaille d’honneur
Pas plus qu’un cœur blessé
Il n’a pas de foi
Et pourtant il proclame la grandeur de Dieu
Comme une chouette aveugle
Il erre parmi les rochers de la nuit.
Texte inédit en français, traduction Leili Anvar, publié dans Guerre à la guerre, © Bruno Doucey, Collection Poés'idéal, 2014
****
Ibn 'Arabî
Prodige
… Prodige ! Une jeune gazelle voilée
Montrant de son doigt pourpré et faisant signe de ses paupières !
Son champ est entre côtes et entrailles,
O merveille, un jardin parmi les flammes !
Mon cœur devient capable de toute image :
Il est prairie pour les gazelles, couvent pour les moines,
Temple pour les idoles, Mecque pour les pèlerins
Tablettes de la Torah et livre du Coran.
Je suis la religion de l’amour, partout, où se dirigent ses montures,
L’amour est ma religion et ma foi.
In Le chant de l’ardent désir, traduction Sami-Ali, © Sindbab-Actes Sud
Contribution de PPierre Kobel
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C’est à vous que je parle, hommes des antipodes,
je parle d’homme à homme,
avec le peu en moi qui demeure de l’homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier,
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il
ne pas crier vengeance !
L’hallali est donné, les bêtes sont traquées,
laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots
que nous eûmes en partage –
il reste peu d’intelligibles !
Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds,
– alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.
Quand une poussière entrait, ou bien un songe,
dans l’œil, cet œil pleurait un peu de sel. Et quand
une épine mauvaise égratignait ma peau,
il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre !
Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais
soif de tendresse, de puissance,
d’or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous j’étais méchant et angoissé
solide dans la paix, ivre dans la victoire,
et titubant, hagard, à l’heure de l’échec !
Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes,
nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,
j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert,
j’ai acheté des fleurs et je n’ai pas toujours
payé mon terme. Le dimanche j’allais à la campagne
pêcher, sous l’œil de Dieu, des poissons irréels,
je me baignais dans la rivière
qui chantait dans les joncs et je mangeais des frites
le soir. Après, après, je rentrais me coucher
fatigué, le cœur las et plein de solitude,
plein de pitié pour moi, plein de pitié pour l’homme,
cherchant, cherchant en vain sur un ventre de femme
cette paix impossible que nous avions perdue
naguère, dans un grand verger où fleurissait
au centre, l’arbre de la vie...
J’ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins,
et je n’ai rien compris au monde
et je n’ai rien compris à l’homme,
bien qu’il me soit souvent arrivé d’affirmer
le contraire. Et quand la mort, la mort est venue, peut-être
ai-je prétendu savoir ce qu’elle était, mais vrai,
je puis vous le dire à cette heure, elle est entrée toute en mes yeux étonnés,
étonnés de si peu comprendre
– avez-vous mieux compris que moi ?
Et pourtant, non !
je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encor sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,
les wagons de bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusés d’un délit que vous n’avez pas fait,
d’un meurtre dont il manque encore le cadavre,
changeant de nom et de visage,
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir !
Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
se trouvera devant vos yeux.
Il ne demande
rien ! Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n’est
qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait, avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme, tout simplement.
In L’exode, in Le mal des fantômes
Ailleurs le même homme écrit :
Et pourtant
Un temps viendra où moi je ne serai
Qu’une fable une sorte absurde de secret
Mythique, existence qui exista, où donc ?
En quel siècle ?
In Poèmes épars, in Le mal des fantômes
Qu’on ne s’y trompe pas, Benjamin Fondane ne fut pas un homme comme les autres et il n’est pas oublié. En ce moment à Paris, au théâtre de la Vieille Grille, Jacques Kraemer et sa compagnie jouent un essai théâtral qui lui est consacré. Voici le propos de Jacques Kraemer :
Longtemps, j’ai pensé composer une œuvre où je mêlerais des écrits personnels et ceux de Fondane, une œuvre où il y aurait une sorte de fiction : le fantôme de Fondane reviendrait dans le quartier où il vécut, de la rue Monge à la rue Rollin dans le 5ème arrondissement de Paris. Puis, commençant à répéter, la pratique du plateau a tranché : tous les textes seront de Fondane. Et je vais m’efforcer, en tant qu’acteur-metteur en scène, de les faire aimer comme je les aime, avec tout le respect que l’on doit à l’écrivain, l’un des plus importants du XXème siècle, et à l’homme, Benjamin Fondane, pour la grandeur d’une destinée tragique assumée. C’est avec un sentiment de bonheur grave et profond que je désire contribuer modestement à mieux faire connaître ce grand poète encore relativement méconnu. Toutes les intentions initiales, provisoires et intermédiaires, s’effacent devant ce que j’ose appeler la mission de servir Benjamin Fondane.
Depuis 1997, la société d’études Benjamin Fondane publie les Cahiers Benjamin Fondane qui, d’année en année, contribuent à l’analyse d’une œuvre multiforme et multiculturelle où se rencontrent poésie, philosophie, cinéma, articles et échanges épistolaires.
En 2009, une exposition au Mémorial de la Shoah lui est consacrée. À Paris une place porte son nom depuis 2006.
Si Fondane n’est pas oublié, c’est bien parce que son écriture est d’une modernité réelle et grâce à l’énergie et la volonté qu’il mit toujours à vouloir être en prise avec le réel.
Pour terminer, ces lignes du poète publiées par Monique Jutrin en exergue des Poèmes retrouvés 1925-1944 parus en 2013 :
[…] le poète a sa place dans le monde. Et c’est alors qu’il crie les choses les plus obscures, qu’il semble le plus absent, et le plus lointain, qu’il a réalisé sa mission.
N’est-il rien qui pût nous apaiser ?
Un peu de neige aux lèvres des étoiles,
un peu de mort donnée en un baiser ?
Moi-même dans tout ça – Qui donc – moi-même ?
Fondane (Benjamin) Navigateur –
Il traverse à pied, pays, poèmes,
le tourbillon énorme d’hommes morts
penchés sur leur journal. La fin du monde
le retrouva, assis, dans le vieux port –
jouant aux sorts.
Regarde-toi, Fondane Benjamin –
dans une glace. Les paupières lourdes.
Un homme parmi d’autres. Mort de faim.
In Poèmes retrouvés 1925-1944, © Parole et Silence, 2013, p.121
Bibliographie partielle
Bibliographie complète sur le site des éditions Verdier
Internet
Un article de Connaissance des arts : le destin singulier de Benjamin Fondane
Contribution de PPierre Kobel
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La Pierre et le Sel : Vous insistez sur l’importance du travail pour écrire ? Pensez-vous comme Claude Roy que l’on n’écrit pas des poèmes, mais que ce sont les poèmes qui vous écrivent ?
Charles Dobzynski : Sans reprendre à mon compte la belle formule de Claude Roy, je pense que toutes les strates des poèmes sont en nous, à l’état latent. Une nappe phréatique. Il faut creuser, la rechercher. Ensuite, le travail est essentiel pour mettre à jour l’enfoui.
Cet extrait d’un entretien que Charles Dobzynski accordait à La Pierre et le Sel en mars 2012 reflète ce que fut la vie de celui qui nous a quitté le 29 septembre 2014 à l’âge de 85 ans. Charles Dobzynski fut un homme de convictions et de curiosités. Dès l’enfance, il fut confronté aux épreuves et aux douleurs. Si cela l’amena à être un homme engagé, ce fut sans prisons intellectuelles ou idéologiques. La poésie fut au cœur de son écriture et, tant comme poète que comme passeur des autres poètes, à travers ses collaborations diverses et sa responsabilité à Europe en tout premier, il trouva en elle, le moyen d’expression propre à contribuer à la construction du monde. « (…) la poésie est faite aussi pour changer la vue, changer la vie, et sans être tributaire de l’engagement. Elle doit prendre au collet la brutale réalité de notre temps. Elle a donc, par nature, une fonction politique et sociale, qu’il ne faut pas surévaluer, mais non plus occulter. » nous disait-il encore dans l’entretien déjà cité.
Mouette
Je tourne la page de l’air
et là j’écris
d’un coup d’aile ou d’un coup d’œil
dans l’excédent qui trouble l’écriture
Mouette du large qui poursuit
sa propre vie dans le sillage
le soleil soluble dans les mots
Je ne suis rien sur cette terre
qu’un de tes pas de ceux qui s’évaporent
l’autocollant de ton regard
une mémoire à la margelle
de tous les balbutiements
la parole à côté des choses
qui boite dans la prescience
de ce qu’elle veut découvrir
Aile d’âme à géométrie variable
c’est elle qui bat et traverse ô mouette
ce qui de nous reste muet.
In Corps à réinventer, © La Différence, 2005, p.112
****
Murmor (extraits)
1
La mort trouera la terre sous son masque
c’est par le vent qu’il la faudra tenir
l’entraver grâce à l’essieu stellaire
aiguille d’astre ayant perdu le Nord
et l’arracher rhizome de la foudre
à cette friche où sa gueule a flairé
chacal du ciel un lambeau de ta vie
sa trace en toi que le désir attise
trancher sa langue en terre travestie
la dévêtir des mots qu’elle a volés.
5
Ce dur noyau dans tout ce que tu touches
qui exproprie en toi ce que tu tiens
dans tout ce que tu fais cette défaite
ce lit de cendre en tout ce que tu dis,
il te suffit de baisser les paupières
pour arrêter l’incendie et renaître
voir dans l’étang resurgir les étoiles,
mais ce n’est pas la nuit qui monte en toi
cette nuit blanche où tout reste à écrire
sur tous ces murs qui murmurent ta mort.
In La mort, à vif, © L’Amourier, 2011, pp.86 ; 88
Internet
Dans La Pierre et le Sel : Charles Dobzynski, poète et passeur | Charles Dobzynski, un entretien avec La Pierre et le Sel | Poème en regard - Charles Dobzynski, Si je dérive et Paul Delvaux, Les Adieux 1964
Contribution de PPierre Kobel
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René Char
Le bouge de l’historien
La pyramide des martyrs obsède la terre.
Onze hivers tu auras renoncé au quantième de l’espérance, à la respiration de ton fer rouge, en d’atroces performances psychiques. Comète tuée net tu auras barré sanglant la nuit de ton époque. Interdiction de croire tienne cette page d’où tu prenais élan pour te soustraire à la géante torpeur d’épine du Monstre, à son contentieux de massacreurs.
Misère de la murène ! Miroir du vomito ! Purin d’un feu plat tendu par l’ennemi !
Dure, afin de pouvoir encore mieux aimer un jour ce que tes mains d’autrefois n’avaient fait qu’effleurer sous l’olivier trop jeune.
In Seuls demeurent
****
Maram al-Masri
Sur les tempes
de points transparents se multiplient
les veines se gonflent et battent.
Le métal froid
vient de s’y poser.
La chaleur du corps ne l’empêche pas
d’appuyer sur la gâchette
aveugle de la haine.
Le tueur filme la scène
fièrement.
In Elle va nue la liberté, Éditions Bruno Doucey, 2013
****
Estienne Jodelle
Comme un qui s’est perdu dans la forest profonde
Loing de chemin, d’oree, et d’adresse, et de gens :
Comme un qui en la mer grosse d’horribles vens,
Se voit presque engloutir des grans vagues de l’onde :
Comme un qui erre aux champs, lors que la nuict au monde
Ravit toute clarté, j’avois perdu long temps
Voye, route, et lumiere, et presque avec le sens ;
Perdu long temps l’object, ou plus mon heur se fonde.
Mais comme on voit, (ayans ces maux fini leur tour)
Aux bois, en mer, aux champs, le bout, le port, le jour,
Ce bien present plus grand que son mal on vient croire.
Moy donc qui ay tout tel en vostre absence esté,
J’oublie en revoyant vostre heureuse clarté,
Forest, tourmente, et nuict, longue, orageuse, et noire.
In Œuvres
Contribution de PPierre Kobel
Rédigé à 10:44 dans Actualité, Textes | Lien permanent | Commentaires (0) | TrackBack (0)
La Pierre et le Sel rendait hommage à Hélène Cadou en mai 2012. Hélène Cadou est décédée ce 21 juin 2014 jour de l’été, à l’âge de 92 ans. Elle rejoint ainsi René Guy Cadou, plus de 60 ans après sa disparition, au paradis des poètes, s’il en est un. Autant d’années de fidélité à la mémoire et à l’œuvre de celui, trop tôt disparu, qui écrivit pour elle Hélène ou le règne végétal :
La maison d’Hélène
Il a suffi du liseron du lierre
Pour que soit la maison d’Hélène sur la terre
Les blés montent plus haut dans la glaise du toit
Un arbre vient brouter les vitres et l’on voit
Des agneaux étendus calmement sur les marches
Comme s’ils attendaient l’ouverture de l’arche
Une lampe éparpille au loin son mimosa
Très tard les grands chemins passent sous la fenêtre
Il y a tant d’amis qu’on ne sait plus où mettre
Le pain frais le soleil et les bouquets de fleurs
Le sang comme un pic-vert frappe lentement les cœurs
Ramiers faites parler la maison buissonnière
Enneigez ses rameaux froments de la lumière
Que l’amour soit donné aux bêtes qui ont froid
À ceux qui n’ont connu que la douceur des pierres
Sous la porte d’entrée s’engouffre le bon vent
On entend gazouiller les fleurs du paravent
Le cœur de la forêt qui roule sous la table
Et l’horloge qui bat comme une main d’enfant
Je vivrai là parmi les roses du village
Avec les chiens bergers pareils à mon visage
Avec tous les sarments rejetés sur mon front
Et la belle écolière au pied du paysage.
In René-Guy Cadou, Œuvres poétiques complètes II, © Seghers, 1973
Discrète quant à sa propre écriture, elle accepta de publier après la disparition de son mari. En 2012, Bruno Doucey rééditait deux de ses recueils parus initialement en 1956 et 1958 chez Seghers, Le bonheur du jour et Cantate des nuits intérieures.
Comme une fenêtre qui s’ouvre
Comme une rose qui s’éveille
Je te retrouve chaque jour
Toi qui me donnes la raison
Par toi je dispose du ciel
Et j’ose prendre sans remords
Ma part vivante des choses.
S’il est dans l’ordre de l’été
Que chaque arbre ait double visage
Je me nourris de ta lumière
Et ne veux plus être pour toi
Que ton poids d’ombre sur la terre.
In Le bonheur du jour, © Bruno Doucey, 2012
Elle eut le bonheur de pouvoir revenir à Louisfert, de pouvoir accueillir les visiteurs dans l’école devenue musée consacré au poète.
Reste le souvenir d’une poète sensible et attentive aux autres, à la correspondance généreuse et à l’amitié fidèle.
Aidez-moi à regarder en face une autre lumière
Décidez pour moi des épreuves nécessaires
J’aborde une contrée plus large que la vie
Je n’ai ressource
Que l’eau claire
Mesure
Que des battements du silence.
Nul ne peut vous entendre
Tant vous faites de signes sans vous nommer
Choses contenues dans la nuit
Échos sauvés sur l’absence !
Ah ! qu’un jour enfin je parvienne
À cet étage inhabituel
Des vérités dérobées
Et qu’on m’en explique l’usage !
Mais qui ferait glisser les portes de l’espace ?
Quels regards déchirants
Déchirés
Pourraient ouvrir ce passage
D’éternité lucide entre les astres.
In Cantate des nuits intérieures, © Bruno Doucey, 2012
Contribution de PPierre Kobel
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