Il s’appelait Antoine, il avait 23 ans depuis un mois quand en octobre 1914, il est tombé, fauché sans doute par les mitrailleuses allemandes qui moissonnaient les troupes françaises à raison de milliers de morts chaque jour. Jeune sergent disparu à l’ennemi et jamais retrouvé, perdu dans les terres du Pas-de-Calais. Je ne sais s’il était parti la fleur au fusil, convaincu d’une victoire rapide. Je ne sais s’il était triste ou joyeux. Face à l’appareil, il regarde droit devant lui, calmement, avec l’assurance tranquille de son âge. Combien comme lui sont restés dans les champs de la mort pour cette « der des der » qu’elle n’était pas tant la folie des hommes n’a pas de cesse et nous menace encore.
Je reprends ici des extraits du texte de présentation que j’avais écrit pour accompagner le CD Maudite soit la guerre, publié par les éditions Sous la lime en 2015 :
« À lire l’actualité, on est parfois tenté de penser que la guerre est une fatalité tant les conflits ne cessent de heurter le monde, se succédant de continent en continent quand ils ne s’ajoutent pas les uns aux autres. Les hommes sont-ils ainsi faits qu’il leur faille revenir sans cesse à des luttes meurtrières comme pour assouvir une pulsion ancestrale d’agressivité qui tiendrait à leurs gènes ?
En mars 2015, des chercheurs chinois ont constaté, par l’analyse d’images satellites, une diminution de 83 % des lumières visibles dans le ciel de la Syrie depuis mars 2011 et le début du conflit qui la ravage. C’est là une illustration concrète de ce que la guerre a d’obscurantiste.
D’aucuns peuvent affirmer la nécessité de se battre quand il s’agit de se défendre contre une puissance attaquante, de résister contre un envahisseur. Le vingtième siècle en fit la démonstration au prix de millions de victimes pour une grande part civiles. La Première Guerre mondiale sonna brièvement un départ en fanfare avant de sombrer dans les tueries boueuses des tranchées et de laisser en mémoire la litanie des noms sur les monuments aux morts jusque dans les villages les plus reculés. Son ampleur provoqua un traumatisme durable qui n’empêcha pas vingt ans plus tard un second conflit encore plus impitoyable, nourri par la rancune, les nationalismes et l’antisémitisme.
Les conflits qui ne cessèrent ensuite de faire la une de l’actualité, au prétexte de l’idéologie comme ils l’étaient à celui de la religion auparavant quand leur vraie justification est l’intérêt des États et des grandes sociétés maîtres de l’économie mondiale, prouvent qu’aucune leçon ne fut jamais tirée des guerres antérieures. Il est vrai que selon la phrase attribuée à Paul Valéry, « La guerre, c’est un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent et ne se massacrent pas. »
L’énergie dépensée là n’aurait-elle pas les moyens de s’exprimer dans les confrontations plus pacifiques de la pensée, dans les domaines de la création artistique et scientifique, dans ceux de la protection et de la construction du monde plutôt que de se livrer à sa destruction ? Certains tentèrent de s’opposer à la folie guerrière. Pacifistes, poilus réfractaires qui refusèrent le combat de trop, ils furent emprisonnés, fusillés pour l’exemple, éliminés systématiquement d’un débat impossible.
Quand les poètes furent confrontés à la guerre, nombre d’entre eux n’ont pas manqué d’aller dans le sens de cette opposition, de la contestation et du thrène pour en dénoncer les méfaits et les malheurs. Ainsi Julien Vocance qui nota sous forme de haïkus ce qu’il vécut dans les tranchées :
Cla, cla, cla, cla, cla…
Ton bruit sinistre, mitrailleuse,
Squelette comptant ses doigts sur ses dents.
[…]
« À quoi sert un poète ? » demande le coréen Mah-Chong-gi. On en vient à s’interroger sur l’utilité de la parole poétique face à cette violence sans fin. Les poètes sont là pour dénoncer. Ils furent de ceux qui résistèrent contre la barbarie. Ils sont, encore aujourd’hui, victimes des dictatures, jusqu’à payer de leur vie parfois. À quoi sert un poète ? À être la mouche du coche contre une violence qui disperse les énergies, qui exploite les hommes au profit des politiques et des marchands d’armes, contre un système qui « fusille pour l’exemple » ses propres soldats quand ils choisissent de ne pas se plier à une autorité aveugle et inhumaine. »
J’ai rendez-vous avec la Mort
Sur quelque barricade convoitée,
Quand le printemps reviendra bruissant d’ombres
Et parfumera l’air des pommiers en fleurs.
J’ai rendez-vous avec la Mort
Quand le printemps ramènera les beaux jours.
Peut-être prendra-t-elle ma main
Pour me conduire dans son noir pays,
Me fermer les yeux et arrêter mon souffle.
Peut-être l’accueillerai-je avec sérénité.
J’ai rendez-vous avec la Mort
Sur le flanc de quelque colline déchirée,
Quand le printemps reviendra rôder cette année
Et que les premières fleurs s’épanouiront.
Et pourtant Dieu sait si l’on est bien, blotti dans la soie parfumée,
Dans ce lieu où l’amour émerge d’un sommeil de béatitude,
Nos cœurs et nos respirations à l’unisson,
Et où un lent réveil nous est précieux.
Mais j’ai rendez-vous avec la Mort,
À minuit dans quelque ville en flammes,
Quand le printemps revient au Nord d’un pas léger.
Et je serai fidèle à ma parole,
Je ne manquerai pas ce rendez-vous.
In Guerre à la guerre, © Bruno Doucey, 2014
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René Maublanc
Haïkus
Je n’irai pas au cimetière
Je cherche son souvenir,
Et non son cadavre.
C’est dans sa chambre,
Où flotte encor son âme,
Qu’est son vrai tombeau.
Le son de sa voix
N’est plus dans mon oreille ;
Vais-je oublier – déjà ?
Mes amis sont morts.
Je m’en suis fait d’autres.
Pardon…
In En pleine figure Haïkus de la guerre de 14-18, © Bruno Doucey, 2013
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Émile Verhaeren
Aux jeunes soldats morts
Vous ne reverrez plus les monts, les bois, la terre,
Beaux yeux de mes soldats qui n’aviez pas vingt ans
Et qui êtes tombés en ce dernier printemps
Ou plus que jamais douce apparut la lumière.
On n’osait plus songer aux champs d’or
Que l’aube a revêtu de sa gloire irisée ;
Seule, la sombre guerre occupait la pensée
Quand, au fond des hameaux on apprit votre mort.
Depuis votre départ, à l’angle de la glace,
Votre image attirait et le cœur et les yeux ;
Et nul ne s’asseyait sur l’escabeau boiteux
Où tous les soirs, près du foyer, vous preniez place
Hélas, où sont vos corps jeunes, puissants et fous ?
Où vos bras et vos mains, et les gestes superbes
Qu’avec la grande faux vous faisiez dans les herbes
Hélas, la nuit immense est descendue sur vous.
Vos mères ont pleuré dans leur chaumière close,
Vos amantes ont dit leur peine aux gens du bourg,
On a parlé de vous, tristement, tous les jours,
Et puis un soir de juin, on parla d’autre chose
Mais je ne veux pas, Moi, qu’on voile vos noms clairs,
Vous qui dormez là-bas dans un sol de bataille
Où s’enfoncent encor les blocs de la mitraille,
Quand de nouveaux combats opposent leurs éclairs.
Je recueille en mon cœur votre gloire meurtrie,
Je renverse sur vous les feux de mes flambeaux
Et je monte la garde autour de vos tombeaux,
Moi qui suis l’avenir, parce que la Patrie.
In Les ailes rouges de la guerre
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Paul Éluard
Un compte à régler
Dix amis sont morts à la guerre
Dix femmes sont mortes à la guerre
Dix enfants sont morts à la guerre
Cent amis sont morts à la guerre
Cent femmes sont mortes à la guerre
Cent enfants sont morts à la guerre
Et mille amis et mille femmes et mille enfants
Nous savons bien compter les morts
Par milliers et par millions
On sait compter mais tout va vite
De guerre en guerre tout s’efface
Mais qu’un seul mort soudain se dresse
Au milieu de notre mémoire
Et nous vivons contre la mort
Nous nous battons contre la guerre
Nous luttons pour la vie.
Wroclaw, le 26 août 1948
In Hommages, © Gallimard, La Pléiade – Œuvres complètes, vol. II p.358
Bibliographie partielle
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Bruno Doucey, Guerre à la guerre, collection Poés’idéal – © Bruno Doucey, 2014
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En pleine figure – Haïkus de la guerre de 14-18, Anthologie établie par Dominique Chipot – © Bruno Doucey, 2013
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Maudite soit la guerre ! Choix de textes établi par Pierre Kobel – CD © Sous la lime, 2015
Internet
Contribution de PPierre Kobel